Le monde des grands vins girondins est au bord de la crise de nerfs. À Pauillac et à Saint-Émilion, à Pomerol et à Margaux, à Pessac-Léognan et à Saint-Julien, les neurones des propriétaires des grands châteaux faisant la renommée planétaire du Bordelais sont en effervescence. En effet, avec la crise économique mondiale, le modèle ayant contribué depuis des années à faire des fortunes s'effondre, marquant la fin d'un cycle.
Nous parlons ici des Rolls du vignoble, ces 100 à 250 étiquettes que les amateurs du monde entier veulent en priorité dans leur cave (1). Des vins proposés à la vente via le système des primeurs. Comme depuis vingt ans, fin mars, début avril, acheteurs et journalistes sont attendus pour découvrir le millésime 2008. Dans la foulée, les clients pourront réserver (et payer) des vins qui ne seront livrés que fin 2010. Un système construit sur la rareté, et unique dans le monde du vin, qui finance en amont la propriété productrice et le négoce commerçant, tout en rassurant en aval un client en peur de manquer.
Des vins de spéculation
Depuis le millésime 2000 (très médiatique) et surtout 2005 (très bon), la machine s'est emballée. L'intérêt planétaire pour les grands vins s'est accru et des milliers de nouveaux acheteurs se sont manifestés, attirés par des bouteilles qui sont aussi des marqueurs de réussite, comme une Ferrari ou un tableau de maître. À la City ou à Wall Street, c'est avec un Petrus ou un Lafite-Rothschild que l'on fêtait les bonus de fin d'année. La demande explosant, les prix se sont envolés . Car la production est peu extensible (les rendements au vignoble sont limités par la loi), même si des châteaux ont mené une course au foncier.
« Les bouteilles atteignant des sommets, la machine spéculative s'est mise en route », explique un professionnel. « Des fonds de pension aux particuliers, des clients n'ont acheté que pour espérer toucher des plus-values en revendant. Une bulle spéculative s'est formée et elle nous explose aujourd'hui en plein visage. » Les retraités aisés de Floride ou les nouveaux riches des Émirats ayant perdu beaucoup d'argent à la Bourse ou dans la pierre, il ne s'agit plus d'épater les amis avec un léoville-las-cases, mais de payer les crédits, parfois en revendant des caisses accumulées, pour récupérer du cash. La vapeur s'est renversée et la spirale haussière pique désormais du nez. Des milliers de bouteilles reviennent en boomerang sur les marchés en les désorganisant. Les prix dévissent et dévalorisent les stocks. Chez les professionnels, des millions d'euros sont en jeu. Au début des années 70, autre époque de crise, des opérateurs avaient ainsi fait faillite. En ce début 2009, des vendeurs, à l'affût de « coups » ou en recherche de clients, soldent : « Une caisse gratuite pour deux achetées »...
La stratégie des 2008
Les marchés n'étaient manifestement pas mûrs pour absorber de telles quantités de grands vins aux prix proposés et ce, sur plusieurs millésimes de suite. Du coup, quelle stratégie de sortie du 2008 dans quelques semaines ? Faut-il une campagne primeur ? La décaler ? D'un côté, des propriétaires de château, entrés dans la sphère du luxe, raisonnent par « paliers » et envisagent mal de revenir « au passé » en baissant considérablement les tarifs, même s'ils sont bien au-dessus des coûts de production. De l'autre, des metteurs en marché (et les intermédiaires que sont les courtiers) appellent à de vraies corrections de prix. Par exemple à hauteur du 2002, millésime le plus accessible de la décennie. Et ce, même si la qualité du 2008, sur une récolte plutôt faible, est prometteuse (2). De vrais bras de fer en perspective.
« Une chose est sûre. Partout, des opérateurs peinent (ou finalement rechignent ?) à payer le 2007, vendu cher et qui n'est livrable que fin 2009. Quand ce ne sont pas des annulations de commandes qui arrivent. Conditions de paiement, délais... tout devient négociable », explique un professionnel. « Et si le 2008 est vendu bien moins cher, il peut aussi ''couler'' son prédécesseur pour un bout de temps. Le secteur est pris dans la nasse. »
Si, Ã terme, l'avenir des grands bordeaux semble vraiment prometteur, des sueurs froides sont attendues ces prochains temps...
(1) Il y a plus de 11 000 noms de château en Bordelais.
(2) Le bilan de la récolte 2008 n'est pas encore connu.
http://www.sudouest.com