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Alsace : le pinot gris en trois services

Messagepar Jean-Pierre NIEUDAN » Mar 19 Nov 2013 19:18

Par Jacques Dupont

L'ex-" tokay " décliné sur trois grands crus aux sols différents. Les saveurs varient du tourbé au poivré en passant par les agrumes.

Comme toujours, il y a la légende. Un certain baron Lazare de Schwendi, au XVIe siècle, pourfendeur de Turcs pour le compte de la maison d'Autriche, aurait rapporté ce cépage de Hongrie dans la bonne ville de Kientzheim. Ce serait à cause de ses origines hongroises qu'on l'appelait le tokay, du nom du célèbre vin liquoreux qui plaisait tellement au tsar de Russie qu'il faisait escorter sa livraison annuelle par une escouade de ses plus fidèles cosaques. Puis il y a la réalité, moins poétique. Le pinot gris vient de Bourgogne, où on le nomme aussi pinot beurot, ce qui chante déjà moins à l'oreille. Mais comme le marketing n'est pas une invention récente, on a longtemps trouvé confortable d'appeler tokay le vin issu de ce pinot gris. Du moins jusqu'au jour où les Hongrois ont dit en substance aux Français : bonne idée de vouloir préserver vos appellations et de faire la guerre à ceux qui, ailleurs, utilisent à mauvais escient les noms champagne, médoc ou chablis. Mais bon balayeur commence devant sa porte.

Un glissement subtil a déplacé notre tokay d'Alsace en tokay-pinot gris et, depuis 2007, en ferme et définitif pinot gris tout court. Bon, tout ce périple n'aide pas à la reconnaissance par le public, déjà un peu hésitant devant la multiplicité des cépages : muscat, pinot noir, gewurztraminer, riesling, pinot blanc, auxerrois, sylvaner, sans oublier le klevener de Heiligenstein à vocation locale... Et avec l'Alsace, contrairement aux autres vignobles de France, c'est d'abord au cépage que le consommateur fait référence. La création des grands crus, tous situés sur des coteaux pour se distinguer des vins de la plaine d'Alsace, devait introduire la référence au lieu. Mais rares sont les consommateurs qui y font référence. On se souvient avoir bu du juliénas ou du saint-joseph, sans citer le cépage gamay ou la syrah. Mais l'idée ne viendrait à personne, même à un vigneron d'Alsace, d'évoquer le souvenir d'un altenberg de Bergbieten sans préciser qu'il s'agissait d'un riesling. "C'est aussi parce qu'on a des noms difficiles à prononcer et à se rappeler quand on n'est pas alsacien", dit Olivier Humbrecht, du Domaine Zind-Humbrecht. Sans doute. Et puis, ils sont tout de même 51, ces grands crus, et les apprendre par coeur constitue en effet un bel exercice de prononciation. Mais ce n'est pas la seule raison. Au début du XIXe siècle, l'agronome et ancêtre des oenologues Jean-Alexandre Cavoleau notait que l'on distinguait les vins fins du nom de "gentil blanc" des autres, les "mêlés-blancs", sans trop insister sur le cépage. Par la suite, c'est ce dernier qui a pris l'ascendant. Revenir à des notions de lieux semble mission impossible.

Pourtant, les cépages, à commencer par le pinot gris, ne s'expriment pas de la même façon suivant les sols dont ils proviennent. Nous l'avons testé sur trois grands crus différents.

Sur le Rangen de Thann au sol volcanique, d'une pente très accentuée qui nécessite chez les Humbrecht l'usage du treuil pour labourer. Ici, le pinot gris prend, en plus de ses notes fruitées, des touches fumées, tourbées, qui peuvent faire penser (au nez) à certains single malts. Sur le Hengst, où se mêlent grès, marnes et calcaire, on trouvera davantage des notes citronnées, fougères ou coing. Tandis que sur le Furstentum, plus calcaire et marno-calcaire, des touches poivrées apparaissent en finale. Après, sur chacun de ces crus, l'uniformité ne règne pas et les sols des parcelles, suivant leur exposition et le travail de l'érosion, varient sensiblement : " Nous, sur notre partie du Furstentum, on est davantage marnes et, quand on travaille le sol, on voit bien la différence entre les calcaires légers et ceux avec marnes, on peut rester planté avec le tracteur si c'est humide. Ça climatise par le dessous, le sol met beaucoup plus longtemps à se réchauffer. Ce qui est important, c'est de passer avec les outils à l'automne pour créer des ouvertures. L'argile a tendance à se refermer avec la pluie, c'est pour cela aussi qu'on est en bio ", explique Frédéric Bernhard. Nombreux, parmi les vignerons de qualité en Alsace, ont opté pour la culture bio, encouragés par l'Organisation professionnelle de l'agriculture biologique en Alsace, qui accompagne ceux qui veulent franchir le cap, organise des stages et des conférences.

"On arrive maintenant à une vraie coupure dans le vignoble. Il y a ceux qui ne sont pas dans la démarche bio mais qui ont envie de faire mieux, ils apprennent à se débarrasser des produits les plus dangereux. Souvent, c'est l'antichambre du bio", explique Olivier Humbrecht. "Les purs et durs chimiques, ça ne change que quand il y a un changement de génération. Quand le père est encore là, c'est trop de conflits. Maintenant, ceux qui vendent le raisin, ils sont trop justes économiquement pour passer bio. Même si le bio fait faire des économies à la société. Qu'est-ce que va coûter une pollution de nappe phréatique ? Le jour où le pollueur sera le payeur, que les fabricants paieront la casse, ce sera pas cher, le produit bio..."

Du mode de culture, du taux de sucre dans les vins les vignerons débattent. "Je veux des vins croquants. On est allés trop loin dans la réduction des rendements en Alsace dans les années 90, avec des vins concentrés et sucrés, c'était attisé par la vague Parker. La digestibilité, la buvabilité, c'est un concept important", commente Jean-Christophe Bott-Geyl, qui travaille en biodynamie depuis 2004. De ça et d'autres choses on discute ferme en Alsace. Pas de chaises fracassées, pas d'éclats de voix qui dépasseraient le massif des Vosges, encore moins de noms d'oiseaux : l'Alsace viticole réfléchit sur son avenir, échange et débat. C'est feutré, filtré, discret, mais ça balance quand même. Pour l'extérieur, il n'y a rien à voir. "Un chiffre d'affaires en hausse", annonce un communiqué de presse en date du 26 mai. Mais, dans les coulisses, on s'interroge.

Un groupe de vignerons renommés, sous la bannière Groupe Transversal Alsace 2015, a rendu public (mais discrètement) en janvier un bilan critique de la stratégie viticole alsacienne et formulé quelques possibles solutions. Le débat qui s'en est suivi et les commentaires sur le blog du groupe sont révélateurs d'un malaise : l'Alsace peine à se faire reconnaître à sa juste valeur et à celle de ses grands terroirs. Pas de marques fortes, valorisantes, comme Bouchard, Drouhin ou Faiveley (et les autres) en Bourgogne, pas assez de liens visibles (de l'extérieur) entre le terroir et les cépages... Trop d'entreprises travaillent le très bas de gamme en marques bidon pour la grande distribution, qui commercialise 80 % des volumes... Chaque année, on le constate dans nos sélections de foires aux vins, l'Alsace, la bonne, celle de qualité, est sous-représentée... . "Deux styles de vin seront peut-être appelés à cohabiter d'une façon plus tranchée : les "vins d'Alsace de supermarché" et les "vins d'Alsace de domaine", qui, pour se démarquer des premiers, se regrouperont pour communiquer d'une manière plus personnelle et plus valorisante que celle destinée à la grande masse des consommateurs", prophétise Jean Meyer, de l'excellent Domaine Josmeyer.
On n'en est pas encore lĂ  : l'Alsace cogite.

Source et commentaires de dégustation de 37 vins dégustés à l'aveugle :

http://www.lepoint.fr/vin/guides/specia ... 2_1907.php
La vérité est dans la bouteille ..( Lao Tseu )
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Jean-Pierre NIEUDAN
 
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