Au pays du saké, le goût du vin n’est pas une mode.
Loin des Ă©lectriques mĂ©galopoles de l’archipel, des vignerons d’un nouveau genre Ĺ“uvrent Ă prĂ©fĂ©rer la qualitĂ© Ă la quantitĂ©. Que de chemins parcourus ! Les vins acides d’après-guerre considĂ©rĂ©s comme fortifiants et vendus en pharmacie appartiennent Ă l’histoire ancienne. A l’ouest de l’île principale de Honshu (lieu de production viticole avec l’île de HokkaĂŻdo), dans la prĂ©fecture reculĂ©e de Yamaguchi, monsieur Jun-ichirĂ´ Nagayama s’est lancĂ© depuis plus d’une dĂ©cennie dans l’aventure dionysiaque. Sa petite entreprise la Yamaguchi Winery, Ă l’écart des grandes voies de communication, prospère discrètement car cette rĂ©gion abonde de terres calcaires favorables aux vignes. Et cela malgrĂ© une forte humiditĂ©. Car, ici, il pleut beaucoup en Ă©tĂ©. Des bâches en plastique ont donc Ă©tĂ© installĂ©es. Autour du chai, face Ă un massif montagneux et forestier, huit mille vignes sur un hectare sont rĂ©parties sur plusieurs parcelles selon les cĂ©pages. Derrière la rivière, le cabernet-sauvignon, Ă cĂ´tĂ© de la route le chardonnay, plus loin le cabernet franc et le merlot. Des fils Ă©lectriques proÂtègent les vignes des lièvres, des blaireaux et des sangliers un peu trop friands de raisins gorgĂ©s de sucre. La maison familiale, une brasserie de sakĂ© depuis 1887 et toujours en activitĂ©, produit annuellement en moyenne 50 000 bouteilles sous diffĂ©rentes appellations. A l’origine, l’idĂ©e est venue de sa mère : Shizue.?Elle adore le fromage et s’est mise Ă rĂŞver un jour Ă ses prĂ©cieux flacons des grandes tables du Japon. Dans la petite boutique qui jouxte la cave sont proposĂ©es Ă la vente et Ă la dĂ©gustation diffĂ©rentes cuvĂ©es dont la prĂ©fĂ©rĂ©e du patron, le Château Yamaguchi 2002, un chardonnay fruitĂ© et rond, idĂ©al pour accompagner avec du pain aux noix un beaufort, gruyère ou comtĂ© dĂ©sormais trouvables dans les enseignes nipponnes. “Au Japon, nous prĂ©fĂ©rons, explique monsieur Nagayama, ne pas mĂ©langer les cĂ©pages.” A la marge de l’ocĂ©an Pacifique, les vignes cĂ´toient les rizières depuis des lustres. Les missionnaires et marchands portugais attestaient au XVIe siècle la prĂ©sence de vin au Japon. Durant l’ère Meiji (1868-1912), quand l’empire insulaire s’ouvre au monde occidental et se modernise, Yamada Hironori et Takuma Norihisa crĂ©ent Ă Katsunuma le premier chai de l’archipel. Au regard des rĂ©sultats peu probants, la sociĂ©tĂ© mit la clef sous la porte. Elle renaĂ®tra quelques annĂ©es plus tard sous le nom de Dai-nihon Yamanashi, l’ancĂŞtre du Château Mercian. En cette fin du XIXe siècle, après un sĂ©jour en Bourgogne et en Champagne pour Ă©tudier les techniques de vinification, deux apprentis-Ĺ“nologues Masanari Takano et Tatsunori Tsuchya travaillent le koshu, un cĂ©page japonais vinifiĂ© en blanc, rĂ©putĂ© et apprĂ©ciĂ© depuis des siècles comme raisin de table.
Les pionniers amorcent une passion inattendue qui n’a cessé de croître. L’Exposition universelle d’Osaka, en 1970, a pulsé la montée en puissance du vin. Une décennie plus tard les bars à vin attirent une jeune clientèle urbaine. Les plus vieux s’y mettent aussi grâce au french paradox, tiré de recherches médicales, prouvant que la consommation quotidienne de vin rouge diminue le taux de cholestérol. Par-delà les mastodontes Suntory ou Mercian qui dominent le marché en inondant les supermarchés de bouteilles à bas prix, mélangeant sans scrupules les récoltes qu’ils achètent à des petits producteurs de raisins, une poignée de vignerons indépendants se mobilisent, surtout au pied du mont Fuji, dans la préfecture de Yamanashi, la grande région viticole du pays, située à une centaine de kilomètres de la capitale.
Dans la vallĂ©e de Katsunuma, considĂ©rĂ©e comme le royaume des fruits avec ses productions de fraises, de pĂŞches, de prunes, de kakis et de framboises, les conditions climatiques conviennent aux raisins. La faible pluviomĂ©trie donne au vin de Yamanashi, appelĂ© aussi “vin de koshu”, un meilleur rendement et une bonne tenue. La culture du koshu surprend les Occidentaux. Les vignes sont suspendues Ă des pergolas, Ă©loignant les raisins du sol humide et, l’étĂ©, les protĂ©geant de la chaleur par les feuillages. MĂŞme si d’autres cĂ©pages gagnent du terrain comme le cabernet sauvignon ou le black queen (le plus cultivĂ© actuellement au Japon), Katsunuma demeure le fief du koshu. Monsieur Haruo Omura, quatrième gĂ©nĂ©ration de vignerons, ÂprĂ©sident de la maison Marufuji Winery fondĂ©e en 1890, est un amoureux de Bacchus. “AttachĂ©s comme les Français Ă notre terroir, nous faisons beaucoup d’efforts pour amĂ©liorer la plantation et la production.” Il fait d’ailleurs vieillir certains de ses vins dans des fĂ»ts achetĂ©s Ă la tonnellerie Vicard, situĂ©e Ă Cognac. Chaque annĂ©e, sortent de son chai environ 160 000 bouteilles dont des chardonnay et des merlot commercialisĂ©s sous la marque Rubaiyat.
Le p’tit vin blanc du mont Fuji est devenu grand
Figure estimée de ses pairs, ce grand connaisseur de nos domaines et de nos cépages œuvre, comme ses collègues, pour que le koshu soit reconnu comme un grand cru mondial. A l’instar de son frère, sommelier de son état, qui a ouvert un restaurant à vin à Kagurazaka, au centre de Tokyo. De vendange en persévérance, la réputation maintenant dépasse les frontières au point que les vins japonais commencent, après les Etats-Unis, à être exportés en Europe. D’autre part, Américains et Français ont acquis depuis peu quelques hectares de koshu. Par son aspect naturel et délicat, le koshu se marie très bien avec les légumes japonais : les pousses de bambou mijotées, les végétaux printaniers, les asperges vertes ou les racines de lotus. “Notre Rubaiyat Koshu sur lie, confie monsieur Omura avec gourmandise, s’accorde merveilleusement avec des sashimis, des coquilles Saint-Jacques ou des encornets.” Le p’tit vin blanc du mont Fuji, qui se déguste sur place sous la tonnelle de l’un des 80 domaines, est devenu grand. Un phénomène qui s’explique, au-delà des progrès de vinification, par un contexte propice.
Le Japonais Shinya Tasaki, sacré meilleur sommelier du monde en 1995, a encouragé ses concitoyens à s’intéresser aux productions locales en les proposant dans ses bars à vins et dans des clubs œnologiques. D’autres sommeliers, jouissant désormais d’une réputation internationale, lui succèdent, dont beaucoup de la gente féminine, car au Japon le vin est une histoire de femmes. Des œnologues qui ne lâchent pas la grappe des cépages améliorent les arômes et les bouquets. Des jeunes femmes japonaises n’hésitent plus à commander un verre de vin pour accompagner une pâtisserie, quand ce n’est pas une bouteille sirotée entre amies.
Le journaliste, écrivain et arpenteur du monde, Kaikô Takeshi, auteur de romans et nouvelles, avait déjà initié un large public dans sa gouleyante Romanée-Conti 1935, publiée chez Philippe Picquier (1993), relatant la dégustation d’une vieille et précieuse bouteille de Bourgogne dans un établissement de Tokyo. Et puis il y a eu les énormes succès en librairie des mangas dédiés à la dive bouteille. Depuis 1995, Sommelier de Ken-ichi Hori, Araki Joh et Shinobu Kaitani” (aux éditions Glénat) met en scène Joe Satake. Un jeune homme qui apprécie les grands crus. Et pour cause, c’est un sommelier japonais hors pair. Ce héros est capable de deviner le millésime et l’origine de n’importe quel nectar. Dans cette bande-dessinée, le monde viticole et la gastronomie ne se réduisent pas à un anecdotique décor. Les épisodes du Sommelier connaissent un immense succès au Japon avec pour chaque tome plus d’un million d’exemplaires vendus. En primeur, une sélection de crus choisie par l’œnologue japonais Ken-ichi Hori, termine chaque récit. Mieux encore en terme de tirages, le manga Les Gouttes de Dieu, de Tadashi Agi et Shu Okimoto (toujours aux éditions Glénat), flirte depuis 2004 avec les deux millions d’exemplaires. Un polar qui oppose deux frères en quête des plus grands vins du monde. Des approches éditoriales sans complexe et pédagogiques qui contribuent à séduire une nouvelle génération curieuse d’autres goûts. Pour preuve, les magazines consacrés aux vins figurent en bonne place chez les marchands de journaux. Ainsi, en dix ans, les ventes de vin ont progressé de 70 %. D’ailleurs, il est toujours étonnant de pouvoir acquérir au Japon des bordeaux, des bourgogne et des beaujolais introuvables en France et à des prix raisonnables. Les producteurs japonais récoltent les fruits de leur passion. De quoi lever notre verre et lancer, avant de boire, un jovial kampaï (notre“Santé !” et signifiant littéralement “cul sec”).
Jean-Luc Toula-Breysse
http://www.lemonde.fr/voyage/article/20 ... _3546.html