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la recherche du terroir au domaine Torraccia

Messagepar Jean-Pierre NIEUDAN » Lun 21 DĂ©c 2009 19:27

Dans les années 60, Christian Imbert (domaine Torraccia, à Lecci) a été un des artisans du renouveau de la viticulture Corse. Homme de passion, convaincu de la qualité des cépages autochtones (Vermentinu, Niellucio, Sciaccarellu) et des terroirs Corses, opposé aux dérives du productivisme, il a marqué toute une génération de vignerons. c’est lui qui est à l’origine d’Uvacorse, une association qui regroupe à peu près tout ce que la Corse compte de vignerons ambitieux et fiers de leur sol.
Depuis 2008, c’est son fils Marc qui a pris sa succession. Est-il dans ses traces ? Veut-il marquer sa différence ? Faut-il «tuer le père» pour se faire un prénom dans le secteur du vin ?
Marc Imbert s’est prêté de bonne grâce à nos questions, en compagnie de Sarah, son épouse new-yorkaise aujourd’hui Corse de coeur…

Comment s’est faite la «passation» de pouvoir avec votre père ?

En plusieurs phases. Il fallait que mon père soit prêt, que je sois prêt. Que nous soyons prêts en même temps. Nous avons travaillé ensemble dans les années 90. Mais dans une cave, en définitive, il ne peut y avoir qu’une seule personne à la barre. Et comme nous sommes deux caractères entiers, nous n’aimons pas les demi-mesures. On se donne à 200%.

Alors vous avez quitté le domaine…

Oui, j’ai eu la chance de travailler pendant un an à Bordeaux, au Château Latour, avec le régisseur Christian Le Sommer et Denis Malbec, troisième génération de maîtres de chai. Par la suite, ils ont tous les deux consulté aux Etats Unis, l’un et l’autre, successivement, à Jekel Vineyard et à Paradise View, où j’étais «winemaker» (j’ai horreur de ce mot !). Ceci pour dire qu’ils ont été des mentors pour moi de longue date et que nous avons aussi abordé pratiquement ensemble le Nouveau Monde. J’avoue que l’esprit des vins de Pauillac autant que la liberté d’entreprendre en Californie m’ont profondément marqué.

Mais vous aviez toujours le projet de rentrer ?

Pendant longtemps oui, puis non. A un certain moment, j’ai pensé que ma vie était ailleurs. Notre vie. Car entre temps, nous avions fondé une famille, avec Sarah. Mais je suppose que l’appel de Torraccia a été le plus fort. Je n’aurais pas supporté de voir le domaine péricliter, c’est sûr.

Vos expériences ailleurs ont elles modifié votre approche du vin ?

Oui très certainement, ces expériences élargissent l’esprit.. On apprend toujours à se frotter à d’autres vignerons, à d’autres modes de pensée, c’est sûr. Les grands Bordeaux, le Nouveau Monde, c’est vraiment différent… Ces expériences donnent de la souplesse dans la lecture des vignes et des vins. Mais on ne renie jamais ses racines. Surtout, je suis revenu plein d’enthousiasme: l’exil prolongé dans le Nouveau Monde m’a donné une soif pour vivre le vin.
Mais quant à appliquer des recettes ici, non. Au contraire, aussi bien au niveau de la vigne, avec nos cépages, qu’au niveau du chai. Dans chaque domaine, il faut d’abord oublier ce que l’on sait pour être plus attentif. Par exemple, ici, il ne faut surtout pas que le soleil brûle les peaux, alors on laisse un chapeau de feuilles, alors qu’à Bordeaux, on favorise l’ensoleillement…

Et dans le chai ?

Nous n’avons ni le même terroir, ni le même raisin, alors pourquoi voudrions-nous faire les vins de la même manière? Par exemple, ici, sur l’appellation Porto-Vecchio, il ne faut pas forcément rechercher des maturités trop poussées, ce qui exige des vinifications plus modérées. Prenez notre sciaccarellu. Il donne des vins élégants, gourmands, avec des précurseurs d’arômes poivrés, un peu comme pinot noir, qui est aussi un raisin aussi à peau fine. Pas grand chose à voir avec le cabernet-sauvignon, par exemple. D’ailleurs, on n’élève pas nos cépages comme on élèverait du cabernet-sauvignon. Le sciaccarellu et surtout le niellucciu perdent leur force et leur dynamisme dans la barrique. C’est comme mettre un lion en cage, on perd l’expression sauvage.

Vous mettez-vous dans les pas de votre père, ou êtes vous plutôt dans une logique de rupture ?

La question ne se pose pas en ces termes. Après la logique du pionnier, du créateur, c’est celle d’une deuxième génération, qui demande une nouvelle énergie dans la recherche du terroir. En 40 ans, mon père a évolué, et ses vins avec lui. Au début, ils étaient riches, presque brutaux parce que le Niellucciu à beaucoup de puissance, surtout sur arènes granitiques. Et puis, au fil du temps et des millésimes, ses vins ont gagné en équilibre et en caractère. Ils sont plus proches du terroir, aussi, parce qu’année après année, on connaît mieux ses vignes et comment élever ses vins.
Comment pourrais-je renier cette expérience acquise? Aujourd’hui, Torraccia est dans une phase de redéfinition; je veux absolument conserver le côté «matière à l’état brut», la philosophie visionnaire, non-interventionniste, de mon père, mais affiner les assemblages en travaillant avec encore plus de précision, parcelle par parcelle. Le domaine s’étend sur 43ha, avec des différences importantes en termes d’exposition, de vents, d’humidité. Ce n’est pas neutre.
Dans la cave, j’ai aussi entrepris plusieurs types d’expérimentation; sur les blancs, nous nous essayons à la fermentation malolactique. Sur les rouges, nous étudions une extraction plus poussée des niellucciu. Et puis, nous nous sommes équipés de petites cuves inox pour des micro-vinifications de parcelles.

Vous n’avez pas peur de modifier le style des vins, de déconcerter vos clients ?

Si, bien sûr. Chaque vinificateur a sa personnalité. Mon père tend vers des vins étroits, tendus, j’ai une prédilection pour des vins plus à la structure plus large. Mais ce sont des nuances, Le terroir, lui, n’a pas changé, et la vie du domaine a une très forte inertie. Je suis aussi particulièrement conscient du piège classique du fils: plus la réputation du père est forte, plus l’on s’attend à être déçu par le fils. Et puis, malgré nos différences, je suis très fier du travail de mon père, ce respect est important pour la continuité. Donc, pour ce qui est de notre cuvée de prestige, l’Oriu, je suis conservateur. Nous continuerons à chercher des vins pointus, tanniques, aptes à la garde. Ceci dit, je souhaite qu’on remarque une recherche approfondie sur le rouge de base, parce qu’il y une marge de progression, rien que par exemple, en séparant le vrac et la bouteille. C’est sur ce vin que je vais me retrouver et je sais maintenant qu’on est OK.

Vous parlez de vos vins comme vous parleriez de grands crus, de grands terroirs de Bourgogne ou de Bordeaux…

Nous tenons à la fois de l’ancien et du nouveau monde. La Corse fait du vin depuis plus de 2000 ans, mais la première AOC dans l’île ne date que de 1975. Nous sommes un terroir jeune: les premières vignes, à Torraccia, c’est mon père qui les a gagnées sur le maquis, en 1963. Ce qui nous permet de proposer des vieux millésimes et donc d’en parler.
Mais il nous faut approfondir notre terroir. C’est comme ça que nous progresserons. Les terroirs corses ont beaucoup d’atouts à faire valoir dans le monde du vin. Pas en termes de volume, mais en termes de caractère. Nos vins sont à l’image des gens d’ici. Une fraternité exceptionnelle. Ici, nous n’avons pas de hiérarchie de crus et ce n’est pas dans notre culture. C’est aux vignerons de faire leurs preuves. Beaucoup l’ont déjà fait. Le vignoble corse arrive à une nouvelle maturité et il y aura encore des révélations. Nous sommes tous conscients que nous avons des atouts exceptionnels, par la diversité de nos sols, du caractère de nos cépages, la fraîcheur apportée par la proximité de la mer et de la montagne, et aussi, très important, par notre caractère typiquement insulaire, non conformiste. Alors oui, on peut dire qu’il y a tous les éléments ici pour tomber sur des diamants purs. Nous avons nous aussi «nos petits arpents du Bon Dieu».

Quel est le vin qui a le plus compté, pour vous, parmi ceux que vous avez produits ?

Sans hésiter, la Cuvée Oriu 1995. C’était la première fois où mon père et moi avons vraiment pu travailler ensemble. J’avais dû remplacer un peu au pied levé notre maître de chai, qui venait de décéder. C’était une année très particulière. Sarah était avec nous à Torraccia, elle s’était mis en tête de planter des fleurs un peu partout; je me rappelle qu’un coup de vent avait salement touché les vignes, mais ses fleurs avaient tenu le coup - j’y ai vu comme un signe. J’étais en communion avec mon père, et le vin se fait avec de l’émotion.
Cette émotion, je la retrouve encore dans ce vin, aujourd’hui. Au-delà de mon implication personnelle, ce milieu des années 90 a été une belle période pour la qualité des vins du domaine. Les vignes arrivaient à maturité, on commençait aussi à mieux les connaître. A l’arrivée, cela nous donne un produit très élégant, encore jeune, concentré, mais déjà bien fondu; équilibré, plein de caractère, sur les arômes de maquis sauvage, notamment (cette cuvée assemble 80% de niellucciu à 20% de sciaccarellu). En fait, quand j’y réfléchis, c’est ce vin que je cherche à refaire aujourd’hui. C’est ma quête du Graal à moi.

Propos recueillis par Hervé Lalau
http://www.terredevins.com/article-1359 ... accia.html
La vérité est dans la bouteille ..( Lao Tseu )
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Jean-Pierre NIEUDAN
 
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