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De tout et de rien, du moment que ça parle de vin.

Buvez, vous serez grondés !

Messagepar Jean-Pierre NIEUDAN » Mar 28 Oct 2008 14:34

Pas facile de tenir un discours de prévention face à l'alcoolisme : en France, il tourne vite à la culpabilisation des buveurs. A quand une éthique de la responsabilité individuelle ?

« Un verre, ça va, trois verres, bonjour les dégâts » (1984) , « Celui qui conduit, c'est celui qui ne boit pas » (2004) , « Soufflez, vous saurez » (2008) : les campagnes de prévention visent le plus souvent à lutter contre l'alcool au volant. Depuis 2004, cependant, elles s'adressent aussi à de nouveaux publics, comme les consommateurs réguliers de vin, avec ce spot télévisé montrant le parcours du combattant hospitalisé, agrémenté du slogan « Un petit geste peut vous en épargner beaucoup d'autres » en surimpression de l'image d'une main ridée s'opposant à une bouteille prête à remplir un verre. Au même moment, dans la presse magazine, un sablier dans lequel s'écoulaient des gouttes de sang, posé près d'un ballon de vin rouge, renvoyait à la formule « Alcool, votre corps se souvient de tout » . En 2006, une nouvelle cible est visée avec le message « Zéro alcool pendant la grossesse » .

De leur côté, les Britanniques ou les Canadiens se sont aussi penchés, avec pragmatisme, sur l'intelligibilité du discours préventif. Et à ce titre les sites web Educ'alcool des Québécois et Know Your Limits patronné par le National Health Service (le ministère de la Santé anglais) sont des références à méditer pour nous autres Français.

Considérons le thème « L'alcool et les femmes enceintes » : le contraste est frappant. En France, la seule conduite conseillée par le corps médical est donc l'abstinence totale. Même pas une coupe de champagne où tremper les lèvres ? Non, explique le ministère de la Santé : « Cette recommandation vaut pour toutes les occasions de consommation, qu'elles soient quotidiennes ou ponctuelles, même festives. » Conséquence logique : on culpabilise les futures mamans. Au Québec et en Angleterre, le discours est différent. Exemple sur le site web québécois http://www.educalcool.qc.ca. Question : « Nous célébrons notre 10e anniversaire de mariage. Puis-je boire à cette occasion ? » Réponse d'Educ'alcool, une association regroupant les pouvoirs publics, les milieux associatifs et les producteurs d'alcool : « Cet événement est important pour vous et il importe que vous puissiez le célébrer. Pourquoi ne pas profiter de cette occasion pour le souligner autrement que par une consommation d'alcool ? Il existe toute une série de boissons rafraîchissantes et festives non alcoolisées que vous pouvez consommer et qui vous aideront à être de la fête. Mais si vous y tenez, vous pourriez prendre un verre en mangeant, même si ce n'est pas conseillé. Rappelez-vous que personne, en aucune circonstance, n'est en droit d'inciter qui que ce soit à consommer des boissons alcooliques et que personne non plus ne devrait culpabiliser une femme enceinte qui choisirait de prendre un verre à l'occasion. »

Même ligne directrice sur le site du NHS britannique : « Les femmes enceintes devraient s'abstenir de boire de l'alcool. Mais, si elles choisissent de le faire, elles ne devraient pas absorber plus d'une ou deux unités d'alcool [10 cl par unité, NDLR] une ou deux fois par semaine, et ne devraient pas finir ivres. » Quant à la page d'accueil du site Web de Know Your Limits, elle résume bien l'approche britannique : « Personne ne dit que nous devrions tous complètement arrêter de boire, mais il est important de connaître les faits et de savoir comment l'alcool peut affecter votre santé, vos relations et votre carrière. Ensuite, vous serez capable de décider combien d'alcool vous voulez boire. »

« Décider » : c'est le mot clé. Pourquoi ne le retrouve-t-on donc pas dans nos messages publicitaires ? « On part de très loin en France, d'un discours de tolérance extrême envers l'alcool. Aujourd'hui, on voit une dramatisation excessive, qui vient de ce que le seul discours disponible de prévention est celui qui concerne... les drogues », analyse le docteur Marc Valleur, médecin-chef de l'hôpital Marmottan, auteur de nombreux ouvrages sur les conduites addictives (1). Il ajoute : « On est en train de transposer maladroitement le discours sur la drogue à celui sur l'alcool, en prenant le risque de déresponsabiliser le consommateur en lui disant : "C'est le produit qui cause le problème." »

De fait, de même que les drogues sont mises sur le même plan et criminalisées de la même façon, que ce soit du cannabis ou de l'héroïne, on prêche de plus en plus, en matière d'alcool, l'abstinence totale : c'est soit zéro gramme dans le sang, soit le discours sur le risque mortifère, qu'on espère dissuasif. Mais alors comment parler d'alcool à un dernier public pour lequel on commence tout juste cet été une campagne de prévention, celui des jeunes adeptes de la défonce, de la biture express ?

Là encore, le discours français cherche ses marques. D'une part, le site Web lancé à destination des jeunes, http://www.boiretrop.fr, demande un bon bagage scolaire pour être compris : si vous buvez trop et conduisez, « vous obtenez une diminution des réflexes, une perturbation de la vision, un allongement du temps de réaction et un gros "boum !", car vous êtes allés droit dans le mur »... Ce n'est pas rédigé avec une syntaxe accessible à un collégien ! D'autre part, il demeure cette habitude française des réponses tranchées et définitives. Ainsi, à la question « l'alcool augmente-t-il la libido ? », le site répond lapidairement : « Faux, l'alcool perturbe l'érection chez les hommes et atténue le plaisir chez les femmes. » Point barre. Et l'un des spots télévisés de cet été montrait une fête sur la plage qui tourne mal, une fille sexuellement agressée, une autre en train de se noyer, un garçon en train de vomir. Mais que vont en conclure les consommateurs qui ne se sentent pas atteints dans leur libido quand ils ont bu ? Qu'ils ont gagné, qu'ils sont les plus forts ?

Alors que sur le site britannique, à la question de savoir si l'alcool stimule le plaisir sexuel, la réponse revient au problème fondamental du choix individuel : « Vrai, l'alcool peut aider les gens à se sentir moins mal à l'aise dans leurs rapports sociaux. Mais il peut empêcher les hommes d'obtenir ou de conserver une érection, et aussi diminuer le désir féminin. Surtout, l'alcool affecte votre libre arbitre : vous pouvez vous retrouver dans une situation risquée et penser que vous êtes prêt(e) à avoir une relation sexuelle, alors que vous ne l'êtes pas, ou que vous pouvez vous passer de préservatif, ce qui vous met à la merci d'une MST ou d'une grossesse non désirée. » Et précisément, pour lutter contre cette illusion d'invincibilité, le spot britannique montre une soirée dansante, une fille qui laisse échapper un ballon, qui crie, et un jeune qui se transforme en super-héros, armure et biscotos compris, pour le récupérer. Il escalade un échafaudage telle une araignée, mais, au moment d'attraper la ficelle, la rate et tombe. Ecrasé au sol, il est redevenu le jeune homme de la fête. « Trop d'alcool vous fait vous sentir invincible, au moment où vous êtes le plus vulnérable », dit le slogan (vidéo à voir sur youtube.com). Le plus intéressant, dans ce spot, c'est le gros plan sur le super-héros arrivé au sommet de l'échafaudage, quand il jette un coup d'oeil sur la foule qui le regarde et que passe alors l'ombre d'un doute sur son visage. Mais il décide d'aller au bout, tend le bras et tombe. Les publicitaires embauchés par le NHS jouent ici sur la même corde que leurs confrères aux ordres des alcooliers et des cigarettiers : l'attrait du risque. Une ficelle du métier que le docteur Valleur connaît bien, et qu'il décrypte : « Prenons le tabac : personne n'a envie d'avoir un cancer du poumon. Mais si on présente le risque comme excitant, fumer devient héroïque. Voilà pourquoi les fabricants de cigarettes sponsorisent la formule 1. Pour les jeunes, le risque est d'abord subjectif et peut être vécu comme positif. Si on leur dit que c'est dangereux, certains vont trouver cela extrêmement attirant. » Et le docteur Valleur de rappeler quelques slogans d'alcooliers jouant du même paradoxe : « Ne commencez jamais » pour une crème de whisky, ou « C'est trop fort pour toi ». Ajoutons à cette liste : « Pure thrill » pour une vodka (« Un pur frisson »), « Take courage » (« Soyez courageux ») pour une bière.

Voilà maintenant vingt-sept ans que le docteur Valleur travaille sur ce thème du risque ultime, qu'il appelle l'« ordalie », en référence au jugement de Dieu censé faire immanquablement triompher l'innocent. Dans les années 80, il s'est en effet demandé pourquoi les toxicomanes prenaient des risques et aimaient ça. La thèse de la pulsion suicidaire ne le satisfaisait pas. Il a donc élaboré sa théorie ordalique : « Il y avait une dimension mégalomaniaque du type "je veux renaître différemment, plus fort". La prise de risque ordalique est un motif très fort de notre culture. Elle donne un niveau de légitimité supérieur à celui qui la décide. » La différence entre l'alcool et la drogue, ajoute-t-il, c'est qu'avec l'alcool la prise de risque ne découle pas d'une volonté initiale, mais de l'euphorie induite par le produit.

On peut alors se demander si montrer un jeune qui vomit sur une plage sert à quelque chose : la « gueule de bois » est un cliché classique, déjà connu des jeunes, présent dans nombre de films.

La question serait donc plutôt de montrer ce qui se joue quand on se force à boire pour épater les copains. C'est pourquoi, à partir du CM1 (9 ans), les Québécois proposent aux scolaires des spectacles sur le sujet, souvent à base d'humour et d'improvisation. Les enfants jouent des sketchs où ils doivent se servir de différents discours pour influencer les acteurs : l'influence « volontaire positive » consistant à s'affirmer et refuser de boire, la « volontaire négative » cherchant au contraire à faire boire. Le choix du jeune est donc mis en valeur, même quand il est celui qui se laisse influencer. Voilà une pédagogie qui comble le docteur Valleur : « Si on ne laisse jamais un enfant prendre de risques, il ne va jamais mûrir. On devrait donc appliquer un paternalisme asymétrique à l'égard de certaines populations vulnérables : c'est bien d'interdire de casino les joueurs invétérés, mais on ne doit pas interdire tous les joueurs non plus ! La vraie prévention, ce serait de travailler à rendre les gens responsables : "Voilà ce qui peut arriver, à vous de voir." »

1. « Les addictions : panorama clinique, modèles explicatifs, débat social et prise en charge », Armand Colin, 2006

Jacques Dupont http://www.lepoint.fr

Pendant ce temps-là, au Québec...

« Grotesque ! », « Foutaises ! », « Fumisterie ! » : le Québécois Hubert Sacy, directeur général d'Educ'alcool, ne mâche pas ses mots. Or tout ce que nous lui avions demandé, c'était de commenter les pictogrammes d'avertissement aux femmes enceintes, sur les contre-étiquettes de bouteilles de vin français. Le responsable de cet organisme indépendant, fondé en 1989, en rajoute même : « Et on fait quoi avec le vin ou les alcools bus dans les bars, où on ne voit pas les bouteilles ? On va les obliger à mettre des graffitis-pardon, des pictogrammes-sur les verres ? C'est n'importe quoi ! »

Plus sobrement, pour ainsi dire, Sacy dénonce l'incurie des politiciens français qui se réfugient derrière les interdictions actuelles pour éviter d'avoir à poser, dit-il, les vrais gestes. « C'est-à-dire faire de l'éducation, régler le problème en amont. D'autant que toutes les recherches ont montré que les pictogrammes de mise en garde ne donnent strictement rien. C'est d'ailleurs une invention états-unienne : comme les poursuites sont monnaie courante là-bas, leur industrie des boissons alcoolisées a cherché à se dédouaner, tout en se donnant bonne conscience. »

Au Québec également, organisme sans but lucratif, Educ'alcool est financé par des redevances perçues sur les ventes d'alcool de ses membres, producteurs, distributeurs ou importateurs. La beauté de la formule, toutefois, c'est que l'intérêt des uns se trouve en l'occurrence coïncider avec celui de la masse-qui entretient, on peut le dire, un rapport dans l'ensemble assez sain face à cet alcool diabolisé par les pouvoirs publics français.

Mais l'argument sinon ultime, du moins le plus frappant, c'est de réaliser que si le Québec, au Canada, est la province où l'on compte le plus haut pourcentage de consommateurs d'alcool chez les 15 ans et plus, elle est celle où on constate le moins de comportements excessifs. La Belle Province est bonne dernière quant à la prévalence des « intoxications »-cinq verres ou plus par occasion.

« Le gros du travail que nous avons accompli jusqu'ici avec Educ'alcool est un travail de conscientisation. Grâce à nos programmes de sensibilisation, à nos campagnes de publicité, par exemple sur la violence liée à l'alcool ou sur comment parler d'alcool à ses enfants, nous faisons la promotion de la culture du goût au détriment de celui de l'ivresse. »

Avantage vin !

Dans l'esprit des Québécois en général, le vin est l'alcool le moins nocif « parce que sa consommation est rarement l'activité principale », comme l'explique Hubert Sacy. On le boit durant le repas, ou encore lors d'une dégustation. Au contraire, par exemple, des spiritueux, plus souvent bus pour eux-mêmes.
Marc Chapleau, Journaliste au Québec.
La vérité est dans la bouteille ..( Lao Tseu )
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