Premières vendanges pour le nouveau chai de Château Faugères, sur la commune de Saint-Étienne-de-Lisse (Gironde). Les raisins commencent à s'impatienter dans le paysage enchanteur du saint-émilion. Le nouveau chai de ce premier grand cru a été commandé par Silvio Denz, Suisse et homme d'affaires qui a lâché l'univers des parfums pour investir le vin. Il a du nez.
"Depuis quinze, vingt ans, la qualité des vins n'a cessé de progresser, atteignant un niveau de raffinement incroyable. L'architecture des châteaux et des chais a logiquement suivi. Les propriétaires ont fait appel aux grands noms de l'architecture. Tant mieux si je suis dans le lot mais j'ai aussi conscience qu'il s'agit d'un effet de mode." Ainsi parle l'architecte suisse Mario Botta, 66 ans, devant le nouveau chai de Faugères, sans forfanterie, prolixe mais séduisant, plein de références culturelles.
En France, l'architecte tessinois a construit la médiathèque de Villeurbanne (1987) et la cathédrale d'Evry (1995), qui ont souvent déçu la critique. Soit que la médiocrité de la mise en oeuvre (Villeurbanne) rende peu lisible le dessin de l'édifice, soit que le dessin déçoive (Evry). Pour la cathédrale, on lui a reproché d'avoir transposé à grande échelle des motifs brillants qui l'ont rendu célèbre très jeune, quand il construisait de nombreuses maisons dans son Tessin.
Mario Botta, disciple de Le Corbusier, Carlo Scarpa et Louis Kahn, est resté fidèle à sa marque de fabrique, reconnaissable à quelques signes : la symétrie, les volumes cylindriques, le carré, des ouvertures inhabituelles qui pourraient rappeler les sourires ou les yeux des pastèques taillées pour Halloween. On retrouve désormais Botta un peu partout dans le monde : le Musée d'art moderne de San Francisco (1992), une synagogue à Tel Aviv, (1998), le siège de l'entreprise Tata en Inde (2003)...
Avant la première guerre mondiale, et encore au-delà , le Bordelais a connu une floraison de châteaux, assemblant demeures, ateliers et chais, qui avaient vocation à illustrer les étiquettes : pastiches du Petit Trianon, de Chambord, ou d'Azay-le-Rideau, tours médiévales, ruines pittoresques, rien n'y a manqué jusqu'à la pagode de Cos d'Estournel, grand cru de Saint-Estèphe.
En 1988, Le Centre Pompidou présenta l'exposition mémorable "Chateaux-Bordeaux", signée Jean Dethier, qui contribua à freiner la construction de hangars métalliques et favorisa le retour de l'imaginaire architectural. C'est ainsi que virent le jour les bâtiments de Ricardo Bofill pour Lafite-Rothschild, de Sylvain Dubuisson pour Saint-Sèlve, d'Herzog et de Meuron pour Petrus, sans compter les projets plus traditionnels mais de bonne facture, comme celui de Jean-Michel Wilmotte pour Cos d'Estournel.
Tel a été aussi le cas du renouveau de Faugères, dont un premier chai fut construit en 1992 à la demande des héritiers du cru, Péby et Corinne Guisez, par les architectes Jean de Gastines (associé à Shigeru Ban pour le Centre Pompidou de Metz) et Patrick Dillon. Le cru, bonifiant, a changé de main en 2005. Silvio Denz en est devenu le patron, qui a peu hésité avant de choisir Mario Botta.
Le projet ne déçoit pas, si tout n'y respire pas la coquetterie et la sérénité (supposée) du monde viticole bordelais. La machinerie de haut vol (cuves de fermentation en bois, halles pour les barriques, le tout relié par le nec plus ultra de la tuyauterie moderne) est logée dans un long bâtiment de pierre blonde venue d'Espagne : les carrières du Bordelais sont à présent exsangues et l'on ne peut pas compter sur les ruines magnifiques des églises de carrière à Saint-Emilion, classées par l'Unesco.
Ce long édifice ancré dans le sol serait peu visible sans la présence d'une tour, destinée uniquement aux visiteurs, dont les flancs latéraux, grandes parois percées de dizaines de petits "jours" carrés, ont une dignité simple et grande, propre à évoquer la vie secrète de la vigne passant à l'état de vin. Quant à la façade supposée visible, et dont les différents niveaux offrent une vue superbe sur l'ancien Château Faugères et son paysage, elle correspond à la tradition volontiers m'as-tu-vu des châteaux bordelais.
Frédéric Edelmann
http://www.lemonde.fr/culture/article/2 ... _3246.html