Comment le lobby français a gagné la bataille du roséPour les viticulteurs français, c'était un casus belli : en janvier dernier, la Commission européenne avait proposé d'autoriser la fabrication de rosé par mélange de vin rouge et de vin blanc. Une mesure passée d'abord inaperçue, avant que la mobilisation ne s'organise, à l'initiative des appellations de Provence. Hier, les vignerons ont pu lever leur verre à la victoire.
Il refuse tout triomphalisme, mais sous le ton modéré transperce une profonde satisfaction. Xavier de Volontat, président de la Confédération européenne des vignerons indépendants, vient d'apprendre que la Commission de Bruxelles renonce à autoriser le coupage de vin blanc avec du vin rouge pour faire du rosé. La fin d'un bras de fer de six mois. « Ce dispositif, c'était la voie ouverte à la fabrication du vin au détriment de son élaboration, l'essence même de notre métier », explique-t-il, soulagé. « Nos arguments concernant la qualité du produit, le poids économique des régions productrices, le développement durable et le respect du consommateur ont porté », se félicite cet adversaire acharné du rosé coupé. Et pourtant... « L'affaire paraissait très mal engagée », reconnaît Xavier de Volontat. Une partie des professionnels croyait la bataille perdue, prête à lutter pour un étiquetage spécifique. Car, au départ, les professionnels du négoce - qui étaient, eux, favorables à cette mesure - avaient mené un lobbying diablement efficace.
Front uniMais, à l'initiative des appellations de Provence, une mobilisation virulente s'est organisée contre la proposition de Bruxelles et s'est rapidement propagée à l'Italie, l'Espagne, la Grèce et l'Allemagne... Un front uni, qui pourrait avoir ouvert une petite brèche dans la détermination de la Commission. Le résultat des élections européennes a sans doute fait le reste et balayé les dernières hésitations bruxelloises. A moins que ce recul ne s'explique par des considérations plus politiciennes : en pleine campagne pour le renouvellement de son mandat, le président de la Commission, José Manuel Barroso, risquait fort de s'aliéner quelques-uns de ses soutiens européens, issus du scrutin de dimanche, en s'acharnant sur ce dossier.
L'affaire du « rosé coupé » remonte à l'hiver dernier. A l'époque, il faut bien le dire, elle n'avait guère mobilisé dans l'Hexagone, qu'il s'agisse des professionnels de la vigne ou des autorités elles-mêmes. Le 27 janvier, Mariann Fischer Boel, commissaire à l'Agriculture et au Développement rural (une seconde responsabilité importante dans ce dossier), propose, dans le cadre de l'aménagement des règlements sur les pratiques oenologiques, de supprimer une petite phrase qui interdisait depuis 1999 de fabriquer du vin rosé en mélangeant du vin rouge avec du blanc. La délégation française vote le règlement en question. Le paragraphe concernant le rosé est noyé dans un ensemble d'autres dispositions approuvées par le camp français, et la défense du rosé de Provence ou de Tavel passe à l'as.
Ecouler des blancs bas de gammeC'est qu'en coulisse le « lobby des industriels du vin », comme on les appelle dans les vignes, s'est montré particulièrement convaincant. Y compris auprès du ministre de l'Agriculture, Michel Barnier, qui ne s'insurgera contre « cette hérésie » qu'au début du printemps ! Désireux de surfer sur la vague porteuse du rosé, seul vin à avoir vu sa consommation progresser ses dernières années, les professionnels du négoce ont avancé un argument de poids pour obtenir l'autorisation de pratiquer le coupage : en dehors de l'Union, les autres pays fabriquent des « rosés » selon cette méthode. Autrement dit, les négociants européens s'estiment désavantagés, sur les marchés internationaux, par rapport à leurs collègues australiens, argentins ou sud- africains, qui peuvent sans souci vendre ce type de produit.
L'idée de ce vin coloré était d'autant plus séduisante, aux yeux de certains, qu'il ne s'agissait pas, bien sûr, de mettre sur le marché des grands vins blancs rosis avec de grands vins rouges. Le nouveau règlement prévoyait notamment d'interdire aux AOC toute pratique de coupage. L'idée était donc plutôt d'écouler des vins blancs bas de gamme, à des prix défiant toute concurrence. « C'est ni plus ni moins de la duperie et de la contrefaçon », s'insurge François Millo, directeur du Conseil interprofessionnel des vins de Provence (CIVP), qui regroupe 600 producteurs et 72 négociants, soit une production totale de 170 millions de bouteilles. « Comment voulez-vous que le consommateur s'y retrouve ? Il n'a pas le temps de lire le détail de l'étiquette. Il va se fier à la couleur, au prix et se laissera séduire par un emballage marketing. »
Une forme d'opportunisme violemment dénoncée par les vignerons provençaux, héritiers d'une tradition ancestrale. La production de plusieurs crus classés comme Château Roubine, Château Sainte-Roseline ou Château Saint-Martin remonte au XIXe siècle. Les professionnels ont beau faire valoir que le champagne rosé est fabriqué depuis des lustres selon le procédé du coupage, rien n'y fait. « Nos vins ne risquent pas d'être directement concurrencés par du vin de coupage, mais c'est l'image même du rosé qui était en jeu dans cette affaire », insiste Valérie Riboud-Rousselle, propriétaire du château Roubine, à Lorgues (Var), à la fois fière et gênée d'avoir manifesté dans les rues pour la première fois de sa vie.
« Capacité d'écoute »« Pendant longtemps, on nous a accusés de fabriquer de la piquette qui faisait mal à la tête, et ce n'était pas tout à fait faux », admet Jean-Jacques Brabant, le président du CIVP. « Cela fait près de vingt ans que l'on a tout misé sur la qualité pour proposer au consommateur un vin léger, frais, fruité aux couleurs de notre Provence », plaide-t-il, désireux de défendre sa filière qui emploie 20.000 personnes et réalise un chiffre d'affaires de l'ordre du milliard d'euros. Il est encore tout retourné par l'idée que « tant d'investissements, à commencer par notre centre de recherche du vin rosé, auraient pu être balayés par un arbitraire bruxellois émanant de gens qui n'ont pas la culture du vin ». Et de se féliciter que « la Commission ait su être à l'écoute des professionnels et des consommateurs, en revenant sur sa décision ». Une allusion aux sondages faisant état de l'opposition catégorique de 87 % des consommateurs interrogés à la mise sur le marché de vin coupé.
« La pression a porté ses fruits et la sagesse l'a emporté. Bruxelles, à qui l'on reproche d'édicter des règles sans tenir compte des intérêts des citoyens, a peut-être voulu montrer sa capacité d'écoute », renchérit Richard Maby, président du Syndicat des producteurs de Tavel, un rosé historique du Vaucluse produit à 40.000 hectolitres par an. « Nous avons mis des années à pénétrer certains marchés comme les pays scandinaves et cette disposition risquait de tout remettre en question », confirme Vincent de Bez, propriétaire du château Aqueria, à Tavel, qui se réjouit de constater que les Norvégiens ou les Suédois commencent à s'intéresser au rosé. Il se rappelle l'époque lointaine où les Pays de la Loire avaient exporté des vins rosés de coupage vers les Pays-Bas. « Ils ont fait une saison, mais pas deux, et il a fallu deux décennies avant que les Hollandais s'intéressent de nouveau au rosé », raconte ce vigneron. « L'époque où on nous prenait pour des chimistes est révolue », plaide encore Richard Maby, qui ne cache pas son étonnement qu'à l'heure où l'on légifère à tour de bras sur l'alimentation Bruxelles ait pu sortir cette disposition de son chapeau...
PATRICIA M. COLMANT, Les Echos
RepèresLe rosé représente près de
8 % de la production mondiale de vin, avec 21,5 millions d'hectolitres. Les
trois quarts des volumes sont produits en
Europe, où l'on trouve tous les types de rosés (clairs, foncés, secs, sucrés...).
A elle seule, la
France assure environ
38 % de la production européenne. Elle devance l'Italie (28 %) et l'Espagne (24 %).
43 % des rosés français sont des appellations d'origine contrôlée (
AOC), non concernées par la mesure de coupage envisagée par Bruxelles.
40 % des rosés AOC proviennent de
Provence, 16 % sont des vins de
Loire.
La consommation de rosé augmente en volume et en proportion, au détriment du vin rouge, dans la plupart des pays du monde.
En France, elle augmente depuis dix-huit ans de façon régulière : de 10,8 % en 1990, elle est passée l'an dernier Ã
22,6 % de la consommation totale de vin.
Le vin rosé occupe
11 % du vignoble français et représente
11.000 emplois directs et
66.000 emplois indirects.
http://www.lesechos.fr/journal20090609/ ... 872876.htm