Rien ne va plus pour les dégustateurs de vins : les médailles des concours relèvent de la loterie , selon un chercheur californien . Et , en Italie , l’œnologue bordelais Denis Dubourdieu accuse les journalistes de favoriser les vins trop riches.
C’était la semaine dernière , dans une demeure toscane paradisiaque entourée de vignes , non loin de Montepulciano , la Fattoria del Cerro . Comme le messie , le duo Denis Dubourdieu-Thierry Desseauve est arrivé du ciel , en hélicoptère , pour délivrer son évangile dans une comparaison entre deux cépages italiens – barbera et sangiovese – qui sont encore des découvertes pour les Français . Deux cépages passés «de la rusticité au raffinement», selon Desseauve , l’ex-rédacteur en chef de la Revue du vin de France , auteur , avec Michel Bettane , de Les plus grands vins du monde (Ed. Minerva).
L’œnologue explique que ces «grands cépages classiques» sont cultivés à leur limite naturelle nord , sur le fil du rasoir , avec le risque de mal mûrir , selon les millésimes . Tout se joue alors , comme pour tout vin rouge , sur la qualité des tanins : pour les arrondir , on peut les assembler à des variétés plus «aimables» ou jouer sur l’élevage dans des fûts , plus ou moins grands , plus ou moins neufs .
Vins lourds ? Bons pour les journalistes !Un parterre de journalistes du monde entier écoutait doctement cette bonne parole, distillée en français . A la minute des questions , une seule , sur la mode des vins rouges à afficher 14° ou 15° d’alcool , comme tous les vins dégustés du jour . «Je déplore cette tendance», a répondu Denis Dubourdieu . Tous les cépages , plantés dans des zones toujours plus chaudes , sont moins acides et plus alcoolisés . Le «marché» s’y est accoutumé , sous la pression des vins du Nouveau-Monde , de la Californie à l’Australie , en passant par le Chili . «Le vigneron satisfait à une demande . Il n’est pas facile de refuser la critique , ni pour le producteur ni pour l’œnologue» , explique le Français , œnologue-conseil depuis une dizaine d’années à la Fattoria del Cerro .
Alors , ces vins lourds qui suscitent «une lassitude , voire une aversion» , à qui la faute ? Aux dégustateurs ! A la presse spécialisée donc , à qui l’œnologue a lancé : «C’est aux journalistes de jouer pour inverser la tendance , comme ils l’ont fait pour avantager les vins puissants .»
Vieille histoire de l’œuf et de la poule , et du mythe du «goût du consommateur» : ce dernier ne peut juger que les produits qu’on lui soumet , sans avoir les moyens d’influer sur leurs caractéristiques . Le consommateur lambda s’en remet donc aux notes de dégustation et aux médailles . Méfiance ! Début février , un chercheur californien , Robert Hodgson , a mis en lumière les carences des dégustateurs du jury du plus ancien des concours californiens . Un vin servi à trois reprises dans une série n’a pas été repéré , ni jugé de la même manière, par l’écrasante majorité des jurés .
Conclusion du magazine Der Spiegel (repris par le Courrier international) : «Les êtres humains n’ont simplement pas les qualités requises pour établir avec fiabilité ce type de jugement , pas même les experts .» Exit donc la dégustation à l’aveugle , rabaissée au rang de loterie . Et le magazine allemand enchaîne sur le prestige de l’étiquette , qui influence le goût des dégustateurs , sans dire que , précisément , c’est pour éviter ce piège que la dégustation à l’aveugle s’est généralisée… Conclusion lapidaire : «Les mauvais goûteurs de vin sont légion , les bons goûteurs n’existent pas .»
Dégustation «virtuelle»Même critique dans Brunellopolis , un opuscule présenté à Montalcino et qui reprend le grand déballage sur internet , lors du scandale, révélé il y a un an , des brunellos coupés à hauteur de 15% , en parfaite illégalité , pour «améliorer» le sangiovese mal mûri en 2003 . Les journalistes sont renvoyés au «monde virtuel» de la dégustation , alors que , «dans le monde réel , le vin se juge par rapport à des plats d’une immense variété organoleptique , qui rendent les vins différents et qui s’apprécient diversement en fonction d’un plat ou d’un autre». Message reçu cinq sur cinq par l’œnologue Denis Dubourdieu : «La vraie légitimité du vin est d’être bu dans un repas .» La dégustation , elle , relève du «masochisme», selon Der Spiegel.
Le «goût français» à l’épreuve toscanePour étayer son propos , le duo Dubourdieu-Desseauve présentait un «match» entre le barbera du Piémont et le sangiovese de Toscane . Parmi les premiers , vertes critiques sur le style très boisé , «ambitieux , mais pas achevé» (Dubourdieu dixit) , du Bricco dell’Uccelone 2005 , vin culte du fils de feu Giacomo Braida , rénovateur du barbera d’Asti dans les années 1980 . Mention excellent à Roberto Voerzio , avec le barbera d’Alba Vigneti Cerreto 2006 . Et banderille contre des vedettes du Piémont , les frères Rivetti , de La Spinetta , pour leur Bionzo 2006 , «international et dans l’air du temps» (Desseauve). L’œnologue Dubourdieu va s’attaquer au domaine piémontais d’Arbiola , racheté par la Saiagricola . Et il cite comme exemple à suivre «son» Antica Chiusina 2005 , de la Fattoria del Cerro , un vino nobile di Montepulciano aux tanins serrés et encore un peu durs , assemblage de sangiovese (nommé ici prugnolo gentile) et de 10% de colorino , «l’égal du petit verdot à Bordeaux» . Un vin jugé supérieur au Cepparello 2005 , le pur sangiovese d’Isole Olena , que les palais français ont mésestimé – mais le meilleur de la série , selon moi , avec un très honnête Rancia 2005 , Chianti Riserva de Felsina , plus ouvert et accessible que le Vigneto Bellavista 2004 , du Castello di Ama , 80% sangiovese et 20% malvasia nera , le plus cher du lot , à plus de 100 euros la bouteille .
Pierre Thomas
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