Une année 2007 record des ventes, et 2008 qui devrait ne pas décevoir. Pour la suite, la Champagne est moins optimiste. Prix élevés, marché en baisse, rien d'enthousiasmant... sauf les vins.
D'abord, les nouvelles agréables : la vendange 2008 est de très bonne qualité et les vins millésimés, en vente dans quelques années, seront peut-être comparables à ceux de 1996, dernière très grande référence en Champagne : « Du début à la fin, ça sentait le fruit, tout au long de la fermentation », raconte Michel Fauconnet, le chef de cave de Laurent-Perrier. Les rendements s'annoncent confortables : 12 400 kilos en moyenne à l'hectare (avec des disparités selon les crus). Un peu partout, les cuveries flambant neuves peuvent absorber encore bien davantage. Il n'est qu'à voir le site formidable de Laurent-Perrier à Tours-sur-Marne, ou celui de Bollinger. Avec des exportations exemplaires qui touchent 204 pays, pas moins, l'avenir s'annoncerait donc radieux si... s'il n'y avait pas cette satanée crise.
Confortée par une demande jamais rassasiée, la Champagne s'est installée dans la hausse. Plus de grande marque au-dessous de 30 euros et des cuvées de prestige atteignant les sommets des premiers crus classés bordelais ou parfois les dépassant. En un an, certaines ont vu leur prix quasiment doubler. Ce n'était peut-être pas une bonne idée. Certes, peu de diseurs de mauvaise aventure avaient prédit un tel pataquès financier et économique. Tout de même, début 2008, mis à part quelques ministres de l'Economie obligatoirement optimistes, rares étaient ceux qui annonçaient une embellie de la croissance en milieu occidental.
Cela ressemble à l'industrie automobile américaine qui continuait à proposer de gros véhicules dévoreurs d'essence quand tout indiquait qu'il fallait faire l'inverse. En Champagne, le carburant, c'est le raisin, dont le coût n'a cessé de monter, atteignant parfois le chiffre incroyable de 6 euros le kilo. Bien plus cher qu'un très bon raisin de table de type muscat, même si on l'achète place de la Madeleine, à Paris, chez ces grands épiciers où les étudiants maoïstes des années 70 venaient de temps à autre jouer les Robin des Bois. Le prix de la bouteille, du moins chez les vignerons célèbres et surtout les grandes maisons, a suivi, parfois anticipé et souvent exagéré cette inflation. Certaines grandes cuvées de champagne se négocient à des tarifs qui dépassent la raison (entre 3 000 et 4 000 euros pour le Clos d'Ambonnay de Krug).
Comme la raison n'est pas la chose la mieux partagée du monde, jusqu'à présent tout se vendait. Pis, la demande dépassait largement l'offre ! Mais il faut évoquer désormais cette époque au passé. Les chiffres seront encore euphorisants quand il s'agira de faire le bilan de l'année 2008. Un trompe-l'oeil. Juste le reflet de la folie qui a agité ces années bling-bling. Le nouveau paysage économique et financier mondial a d'ores et déjà fortement freiné le mouvement. « Je reviens des Etats-Unis ; le patron de Wine Enthusiast [leader mondial des caves et accessoires pour le vin] m'a dit qu'au mois d'octobre il n'avait rien fait, chiffre d'affaires zéro ! » raconte Jean-Baptiste Lecaillon, directeur technique de Roederer.
Depuis 2000-même si cela va mieux aujourd'hui-, l'ensemble du vignoble français a souffert. Pas la Champagne. La hausse brutale du pétrole et tous ces gros nuages qui s'accumulaient au-dessus de nos économies semblaient effrayer tout le monde. Pas la Champagne. L'année 2007 a même établi un record de ventes avec 338,7 millions de bouteilles. Une progression de 7,3 % par rapport à 2006...
La crise, quelle crise ? Quelques-uns, pas très nombreux, s'en inquiétaient : « On a minimisé la crise des subprimes aux Etats-Unis, mais quand une ou deux banques mettent la clé sous la porte ce n'est jamais sans conséquence », nous avait dit l'an passé Laurent Gillet, responsable de la coopérative Union auboise (marque Veuve Devaux). Mais son discours ne trouvait pas d'écho. Avec un chiffre d'affaires de 4,5 milliards d'euros, dont la moitié réalisée à l'export, ce qui représente un quart du montant des exportations de vins et spiritueux (y compris la puissante machine cognac), la Champagne semblait intouchable. Mieux, elle manquait de raisins et de vins !
C'est d'ailleurs pour cette raison que fut prise la décision de pousser un peu les frontières, d'élargir l'aire d'appellation. Près de 40 nouvelles communes vont pouvoir intégrer l'appellation champagne. De 319 elles passent ainsi à 357, et les surfaces devraient progresser d'un peu moins de 20 %. L'Inao a donné son accord, mais le temps que les choses (enquête, contre-enquête publique, contestation, validation, plantation...) se mettent en place, la crise actuelle, il faut le souhaiter, sera derrière nous.
Attention aux « promos »
Les « professionnels de la profession » s'inquiétaient jusque-là d'une situation de pénurie aux alentours des années 2015/2016, c'est-à -dire bien avant que le vignoble élargi soit opérationnel. Peut-être qu'au final la secousse actuelle repoussera cette échéance. Cette éventuelle pénurie aurait pu avoir des conséquences graves. Déjà , les rendements sont au maximum et le foncier s'est envolé, provoquant d'insolubles problèmes au moment des transmissions d'une génération à l'autre. Ce manque de matière première ne serait pas dû uniquement à la demande trop forte, mais aussi à la spéculation. Une fois n'est pas coutume, les grandes maisons et la CGT ne sont pas loin d'être d'accord sur l'identité des coupables. Ce que murmurent en off les grands patrons, Patrick Leroy, responsable du syndicat CGT du champagne, le dit haut et fort dans une interview au journal La Terre (27/11/2008) : « La première cause de ces prix élevés, c'est une pratique spéculative, illégitime, de certains vignerons et coopératives que l'on appelle la rétention de matière première : on conserve le raisin ou les vins clairs [pas encore champagnisés] et on ne les vend que lorsque les prix sont suffisamment hauts. Conséquence : certaines grandes maisons manquent de matière première et n'arrivent pas à fournir certains marchés pourtant lucratifs, comme les Etats-Unis ou l'Asie. » Et ce sont les fabricants de mousseux ou de sparkling wines, qui ne souffrent d'aucune retenue en volume ni de législation limitative, qui s'engouffrent dans la brèche. C'est peut-être pour cela que les responsables des grandes marques ne nous sont pas apparus totalement désespérés par cette nouvelle secousse. Si la crise actuelle avait comme conséquence une plus grande souplesse de la part des détenteurs de matière première (les coops et les vignerons vendeurs de raisin), ce serait toujours cela de gagné...
Depuis trois ans, les maisons avaient communiqué sur les cuvées les plus chères, multiplié les cuvées spéciales, cela explique la mise en avant des rosés, par exemple, mais aussi le développement des extrabruts, des millésimés, des cuvées de blanc de noirs... Des vins proposés à des tarifs élevés. « On a élargi la gamme avec des vins assez chers pour ne pas toucher au brut de base, qui représente l'immense majorité de nos ventes », explique Daniel Lorson, du Comité interprofessionnel (CIVC). Désormais, ce brut de base-le BSA (brut sans année)-est lui aussi touché par la hausse et atteint des prix qui risquent de le mettre hors de portée du consommateur moyen.
Mais, ajoute Daniel Lorson : « Les prix en euros constants sont restés relativement stables ; ils sont à peu près équivalents à ceux de 1991. » C'était à la veille d'une crise brutale, qui avait provoqué une sérieuse chute des prix, qui n'avaient jusque-là cessé de grimper. Le phénomène actuel devrait avoir des conséquences identiques. Déjà , sur le marché souterrain, pour ne pas dire secret, de la Champagne, les cours ont baissé. Ceux des vins dits « sur lattes ». Ce sont ces bouteilles pratiquement terminées et qui attendent en cave que les cours soient élevés ou que leur propriétaire ait besoin de liquidités. L'acheteur colle sa propre étiquette et le tour est joué. C'est légal. Le vendeur se fait de la trésorerie et évite les dépenses d'habillage et les frais de commercialisation. L'acheteur peut, lui, répondre à une demande sur un marché spécifique. Beaucoup de ces vins sur lattes sont destinés à la grande distribution, qui les pare de noms ronflants, rappelant par certaines consonances des marques connues. Là aussi, la CGT est catégorique : « Nous demandons que le règlement AOC interdise les vins sur lattes. Celui qui signe la bouteille doit être celui qui l'a vinifiée et assemblée, dans un souci évident de traçabilité. » Mais sur ce point, même si cela semble de bon sens, il est moins sûr que toutes les grandes maisons le suivent, car elles sont quelques-unes, et non des moindres, à avoir recours au sur-lattes pour certains produits d'entrée de gamme ou de sous-marques. Ces bouteilles anonymes se négociaient à 9 euros avant l'été, elles ne valent plus que 7 euros aujourd'hui. Traduction dans la vraie vie : retour des bouteilles en « promo » dans les rayons des hypermarchés l'an prochain. Mais ce sera du champagne moins cher, dont personne ne garantit ni la provenance ni la qualité.
Si baisse il y a, elle devrait, temporairement du moins, se répercuter sur le prix du raisin et sur les champagnes de certaines marques, les plus fragiles, en France. L'an passé, notre pays a consommé (ou acheté) 188 millions de bouteilles : un record absolu. « Quand j'ai commencé dans ce métier, on me disait que les Français ne dépasseraient jamais la barre des 100 millions de bouteilles, et quelques années plus tard on était à 130 millions. Personne n'imaginait qu'on pourrait aller au-delà », dit encore Daniel Lorson. « La clientèle semble ne plus vouloir faire sauter le bouchon, fêter des succès qui n'existent pas. Mais la Champagne, avec ses rouages complexes, ses entreprises installées sur des marchés très différents, a développé des capacités d'adaptation sans pareilles. Je ne suis pas pessimiste », ajoute-t-il. Même son de cloche chez d'autres responsables champenois.
Pénurie
« Il existe un élément important en Champagne : la fierté partagée. C'est vrai que la lutte des classes est encore fortement présente, mais les gens sont fiers de ce que cette région produit. Là , on entre dans une crise réelle, il faut 2,7 années pour sortir d'une telle crise, on le sait par expérience. Mais le marché s'est mondialisé, et nous n'avions pas dans les précédentes crises un niveau d'approvisionnement optimisé. Il y avait des stocks, alors que là on est en pénurie, ce qui jouera comme un accélérateur de sortie de crise », explique Jérôme Philipon, nouveau patron de Bollinger.
Certes, le marché s'est ouvert à de nouveaux pays : + 35 % en Russie, + 52 % en Chine... Mais ces pourcentages imposants concernent des petits volumes pour le moment-essentiellement les cuvées les plus chères-et les achats de ces nouveaux amateurs sont loin de compenser la chute des ventes aux Etats-Unis (1 million de bouteilles en moins en 2007, et un recul de 17 % sur les six premiers mois de 2008). « Mais les opérateurs aux Etats-Unis restent optimistes malgré la crise ; les Américains sont moins pessimistes que les Européens, ils ont la tête sous l'eau mais ils y croient, ça reste un peuple de consommateurs, avec un fort potentiel de pouvoir d'achat », corrige Jean-Baptiste Lecaillon.
« Le champagne n'est pas obligatoire », écrit Christian Millau dans « Dictionnaire amoureux de la gastronomie », qu'il vient de publier chez Plon. Mais il ajoute : « Il s'impose uniquement dans deux cas précis : lorsqu'on est heureux et quand on ne l'est pas. » Espérons qu'il dise vrai !
Jacques Dupont http://www.lepoint.fr