Le résultat d'une dégustation organisée par le grand jury européen suscite le débat. Opinion.
Le Figaro du 20 janvier commente le résultat d'une dégustation organisée par le grand jury européen de 19 premiers ou seconds grands crus classés en 1855 du Médoc, tous du millésime 2005. "Le classement final comporte bien des surprises : les deuxièmes crus caracolent en tête et seul Mouton Rothschild sauve l'honneur des premiers crus en se classant troisième", avance le quotidien sous la plume de Bernard Burtschy. Effectivement, premier de cette dégustation : Lascombes, deuxième : Léoville Poyferré. Lafite Rothschild se classe 16e, Haut-Brion 17e, Château Margaux 12e. "L'avancée de la technique a écrasé la hiérarchie des vins à tous les niveaux, et les seconds crus qui ont le plus à prouver ont le plus investi à cet égard", poursuit Le Figaro. Ce n'est pas faux. Mais on peut sans doute compléter l'analyse en ajoutant quelques remarques :
1 - L'année 2005 figure parmi les 4 ou 5 plus grands millésimes que Bordeaux a connus depuis plus d'un siècle. Ni pas assez, ni trop mûrs, les raisins ont donné au vin un équilibre parfait entre tanins, acidité, alcool. Tous les commentateurs, à l'époque, s'accordaient pour dire que contrairement à des millésimes plus "tendres" comme 2001 par exemple, ce 2005 devait affronter le temps pour démontrer sa réelle qualité. Le Point donnait comme date d'ouverture des premières bouteilles de Château Margaux, 2014. Pas avant ! Et, comme apogée, trente ans. C'est long, trente ans, mais cette durée, c'est aussi ce qui fait la valeur des crus. Le coût d'une très grande bouteille de bordeaux réside moins dans sa rareté - Lafite, 107 hectares ; Château Margaux 99 hectares tout de même - que dans sa capacité à vieillir, à toujours grandir, à offrir plus tard des sensations exceptionnelles. Le 1959 de Lafite n'a atteint son point culminant que dans les années 1990, et le sublime 1996 n'est encore qu'un pré-adolescent.
Que les nouveaux milliardaires consomment ces bouteilles comme ils s'offrent les montres et les voitures les plus chères ne change rien à l'affaire. Ces grands vins sont des coureurs de fond. Les confronter est utile. En tirer des conclusions aujourd'hui revient à certifier à un enfant de trois ans qu'il sera plus tard président de la République ou hôte fidèle de Pôle emploi.
2 - Deux cépages dominent la scène viticole bordelaise : le merlot, plus attaché à la rive droite, pomerol, saint-émilion... Précoce dans sa maturité, souple, rond, plus porteur d'alcool qui confère de la rondeur au vin, le merlot évolue plus vite que l'autre partenaire, le cabernet sauvignon. Celui-ci, davantage tardif, nécessite des sols chauds, très perméables pour bien mûrir. C'est le cépage roi du Médoc qui se plaît sur ces sols pauvres de graves. Quand il parvient à pleine maturité, il donne des vins certes austères dans leur jeunesse, mais droits, très fins, qui demandent de l'attente pour être dégustés. Il est à noter que Lascombes 2005 comprend 45 % de merlot et Léoville Poyferré 25 %. L'assemblage final de Lafite se compose, lui, de 88,8 % de cabernet sauvignon, 10,7 % de merlot (et, en complément, 0,5 % de petit-verdot.) Margaux comprend, lui, 85 % de cabernet sauvignon pour 15 % de merlot.
3 - Lascombes et Léoville Poyferré, excellents par ailleurs en 2005, possèdent un point commun. Ils sont tous deux vinifiés avec les conseils de l'oenologue vedette Michel Rolland. Lequel n'a jamais caché sa volonté de rendre plus accessibles les vins de Bordeaux dans leur jeunesse. Pour ce faire, par exemple, il demande à ses clients de vendanger le plus tard possible pour obtenir des tanins très ronds. Cette méthode, ou l'usage du "microbullage", l'ajout d'oxygène dans les cuves pour oxyder les tanins et les rendre plus aimables, a pour conséquence d'adoucir les vins, de les rendre gourmands dés leur jeunesse. Que deviendront-ils dans 10 ou 20 ans ? Auront-ils encore de la réserve ? Il sera sans doute amusant dans quelques années, quand ces 2005 auront l'âge de raison, de recommencer cette dégustation. Peut-être que le lièvre triomphera de la tortue, ou peut-être pas.
4 - D'ici là , quitte à boire des vins de 2005, autant ne pas commettre d'infanticide, consommer ceux qui sont buvables et à leur apogée : les crus du Beaujolais par exemple, les morgons sont au top ou les bourgueils de Loire déjà parfaitement délicieux.
par Jacques Dupont
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