Les prix vertigineux écartent les grands crus classés des restaurants locaux, leur première vitrine. Le sommelier Jan Bussière propose de signer un pacte.
« Sud Ouest ». Pourquoi est-il si difficile de voir les grands crus classés sur les tables bordelaises ?
Jan Bussière (1). Parce que les restaurateurs n'ont pas de tarifs préférentiels. Par rapport aux supermarchés, aux cavistes, nous sommes quasiment sur la même ligne que tous les autres, à Paris ou à New York. Depuis 2000, mais surtout depuis 2005, nous sommes dans l'incapacité d'en acheter. À plus de 300 euros la bouteille, revendre est impossible.
Comment expliquez-vous que ces grands crus ne favorisent pas la vitrine de la restauration ?
Tout simplement en raison de l'offre et de la demande. Ils manquent de vin pour vendre au monde entier. Les prix explosent. Ils vont au plus offrant. 80 % des grands crus classés appartiennent à des groupes industriels, à des financiers qui voient une rentabilité à plus ou moins court terme. Lorsque nous essayons d'avoir des partenariats et que nous leur demandons ce qu'ils peuvent faire, ils nous répondent : Rien; nous sommes sur la place de Bordeaux.
Les grands crus classés n'auraient donc pas besoin de la vitrine bordelaise ?
Aujourd'hui, non. La roue peut tourner. Quand il fallait vendre les millésimes 2001, 2002, 2003, tous les grands venaient taper à la porte, en disant : « Nous sommes prêts à nous battre pour que vous nous référenciez. » Depuis 2005, il n'y a plus personne. Ils n'ont plus besoin de nous, et je ne veux pas finir par me dire que je n'ai plus besoin d'eux.
Vous pensez que la restauration, ambassadrice des vins de Bordeaux, doit avoir un statut à part ?
Nous sommes d'abord une vitrine. Quand un Américain, un Japonais, un Suédois a envie de boire une belle bouteille bordelaise et que je ne suis pas capable de lui offrir des tarifs cohérents, je mets en doute ce que je fais à Bordeaux. Reste à me tourner vers d'autres vins hors Bordeaux, que je peux acheter et offrir aux clients à un tarif intéressant. Ou me tourner vers certains bordeaux, des produits de très bonne facture qui n'ont pas augmenté. Eux sont en difficulté. Mais ne pas mettre sur la table ce que l'on fait de mieux est une erreur. Avant 2005, sur les cinq plus grands, j'en avais toujours au moins trois. Aujourd'hui, il y en a un, et c'est un petit millésime.
Le coefficient multiplicateur par 3, 4 ou 5 appliqué par les restaurants n'a pas non plus servi la consommation du vin, qui, contrairement à la nourriture, demeure optionnelle ?
Il y a eu d'énormes abus. Mais les comportements changent. La crise vaut pour tout le monde. Les restaurants ont compris qu'il fallait réduire pour satisfaire un client à la recherche du rapport qualité-prix. Un client qui connaît les prix par Internet. Sur l'ensemble des grands crus, je ne m'arrête plus à un coefficient multiplicateur, je rajoute 50 euros, la marge qui permet de faire vivre le restaurant. Si je veux espérer en vendre quelques-uns, c'est la seule solution. Avec 1 000 euros, j'ai le choix : je ramène deux bouteilles de bordeaux, ou douze d'ailleurs. Je ne suis pas le seul restaurateur à regarder à côté. À moyen terme, Bordeaux a des concurrents.
Concrètement, vous lancez un appel à vous associer ?
Il faut associer la quinzaine ou la vingtaine de bons et très bons restaurateurs qui aiment le vin, font vivre une carte, ont des références, un fournisseur. Ceux-là doivent demander un partenariat avec les châteaux bordelais pour avoir des tarifs préférentiels. Nous souhaitons la signature d'une charte avec l'Union des grands crus. Une seule condition : proposer des tarifs sur carte très intéressants pour le client. Celui qui vient de n'importe quel pays du monde aura l'impression d'avoir gagné son pari. Il connaît les prix. ll doit repartir avec la certitude que cela vaut le coup de venir au cœur, à Bordeaux, où l'on boit moins cher. Mais nous n'en prenons pas le chemin. 2009 est exceptionnel. On ne sait plus comment appeler le 2010…
(1) Jan Bussière est l'excellent sommelier du restaurant L'Estacade, quai des Queyries, à Bordeaux.
http://www.sudouest.fr/2011/01/25/l-amb ... 0-2780.php