Si la Champagne vit actuellement une reprise qui a permis récemment de remonter les rendements (10 500 kilogrammes de raisin par hectare pour la vendange 2010), les sacrifices de prix exigés, la progression de nombreux autres vignobles et les incertitudes sur le volume futur du marché doivent inciter à la vigilance.
L’embellie champenoise
Le Champagne a connu au début 2010 une nouvelle embellie, après deux années difficiles. Alors que les expéditions avaient baissé de 5 puis 9% en volume en 2008 et 2009 (-1 puis -17% en valeur), sur les cinq premiers mois de 2010, elles ont bondi de 20% par rapport à la même période de 2009, et en année flottante (début juin 2009 à fin mai 2009), la reprise est de 3%.
Si on se réfère à des prévisions faites par le Crédit Agricole, présentées au dernier Viteff d’octobre 2009, la crise vécue par la Champagne depuis deux ans s’est mieux passée que le meilleur scénario envisagé à l’époque, qui était celui qui reprenait les hypothèses de la crise de 1990. Selon ce scénario, les ventes n’auraient pas dû dépasser les 291 millions de bouteilles en 2009, et auraient dû stagner en 2010. Il semble donc que, sauf écroulement soudain de l’économie mondiale à l’automne 2010, la région soit en passe de ressortir sans trop de dommages de cette crise. Il n’y aurait eu, malgré les anticipations assez négatives exposées lors du dernier Viteff, aucune faillite de société (vigneron, coopérative ou négoce), grâce au soutien actif des organismes sociaux et fiscaux et des banques, sous la forme de reports d’échéances.
Pour souligner le sentiment positif à l’ordre du jour dans le vignoble, alors qu’à la vendange 2009, le négoce a obtenu gain de cause en négociant une baisse de 30% des rendements ainsi que l’instauration d’une cinquième échéance de paiement des raisins (alors que les coopératives sont restées sur quatre tranches), pour la vendange 2010 le rendement a été remonté le 19 juillet dernier à 10 500 kilogrammes par hectare (+9%), à mi chemin entre la demande du vignoble à 10 800 et celle du négoce (en dessous de 10 000) qui voulait continuer à déstocker. Dans le même temps, le négoce a accepté de revenir à quatre paiements annuels.
Des sorts divers dans le vignoble
Ces divergences d’intérêt s’expliquent par des situations assez différentes sur le marché selon les types d’entreprises.
En 2008-2009, les entreprises qui ont le plus souffert de la crise sont les entreprises très présentes à l’exportation, et sur les marchés des cuvées de prestige, voire de luxe. Il s’agit à la fois de grands négociants, comme LVMH, dont les ventes ont chuté de 16% en volume en 2009, et de grands groupes coopératifs comme Nicolas Feuillatte (-17%). Les baisses de chiffre d’affaires ont souvent été supérieures aux baisses en volume, en raison des prix qu’avaient atteint les grandes cuvées (de 100 à plus de 300 euros), parfois multipliés par deux ou trois dans les années récentes. Dans le même temps, une coopérative de taille réduite comme Mailly grand cru (500 000 bouteilles annuelles) revendique une perte de chiffre d’affaires limitée à 7% en 2009, et l’explique par un positionnement prix qui ne dépasse pas les 70 euros, même pour les cuvées les plus prestigieuses, alors même que les cuvées d’entrée de gamme sont vendues au-dessus de 30 euros. Du côté des vignerons indépendants metteurs en bouteilles (récoltants-manipulants), qui représentent un quart des ventes de Champagne, mais réalisent ces ventes à plus de 90% sur le marché français, la crise a été beaucoup moins douloureuse en 2009, avec une baisse de 5% seulement des volumes.
Sur la première moitié de 2010, les données sont différentes, puisque le négoce a vu ses ventes remonter en volume de 30% sur cinq mois, et de 6% sur un an. Cette remontée s’est faite autant sur le marché français (+18% sur cinq mois), en Europe (+25%) que dans les pays tiers. Dans le même temps, les indépendants voyaient les ventes baisser de 4%, avec une accentuation sur la France (-4% sur un an, -5,5% sur les cinq premiers mois de 2010). Le marché français, qui avait résisté à la crise en 2009, a donc attiré les convoitises des négociants, mais aussi des coopératives, dont les ventes ont progressé de 18% dans les cinq derniers mois.
La cause de cette reprise est une baisse des premiers prix, segment sur lequel les vignerons indépendants sont très bien placés (autour de 14 euros la bouteille), mais sur lequel les autres acteurs l’ont emporté dans les derniers mois grâce à des prix flirtant plutôt avec les 10 euros. Au sein du groupe Laurent-Perrier par exemple, les entrées de gamme seraient récemment passées de 3 à 10% des volumes vendus. Et selon France Agri Mer, la tranche d’achat de Champagne en dessous de 10 euros en grande distribution française serait passée de 2 à 13% du marché de 2008 à 2009.
Quelle segmentation ?
La stratégie de baisse des prix présente cependant des risques à long terme pour l’économie champenoise, en raison de la concurrence très vive qui existe dans le segment de prix inférieur à celui du Champagne.
Sur le marché français, les vins effervescents étrangers continuent une progression régulière (+15% en volume et +17% en valeur en 2009 par rapport à 2008), mais ils continuent à représenter une part marginale du marché, à environ 4%. Ces effervescents étrangers ont profité d’un report du marché vers des prix inférieurs : dans la grande distribution française, selon France Agri Mer, l’année 2009 a connue une progression des ventes des effervescents hors Champagne qui s’est surtout localisée dans les catégories de prix supérieures pour ces vins (la part des 4 à 5 euros est passée de 27,4 à 29,5% et celle des plus de 5 euros de 23,1 à 25,2%, un segment qui ne représentait que 18,7% il y a cinq ans). Mais ce marché a aussi profité aux maisons champenoises qui ont su baisser leurs prix, comme on l’a vu plus haut, puisque les ventes totales de Champagne en grande distribution ont progressé de 13% en volume en 2009, et seulement de 7% en valeur. Dans le même temps, il semble que les effervescents français hors Champagne aient moins profité de cet appel d’air, puisque leurs ventes n’ont progressé que de 5% en volume et de 7% en valeur. Le Champagne a donc défendu sa position, mais au prix d’un positionnement sur un segment où il est en concurrence de plus en plus directe avec les cuvées les plus prestigieuses des autres appellations, tout en étant pour l’heure protégé par sa notoriété et la fidélité du public français.
Sur le marché mondial, les données sont un peu différentes, puisque le Cava apparaît en terme de volume de marché comme le principal concurrent du Champagne, qu’il a devancé en nombre de bouteilles exportées en 2009 (113 millions contre 112). Mais d’autres concurrents ambitieux sont sur les rangs, comme le Prosecco, qui pour l’heure ne produit que 150 millions de bouteilles annuelles, mais ambitionne de porter à terme cette production à 250 millions de bouteilles. Cependant, le prosecco, qui n’est pas issu d’une méthode champenoise (contrairement au cava), a du mal pour l’heure à se situer dans l’esprit des consommateurs, au niveau de réputation du Champagne. Pour rester en Italie, c’est plutô le Franciacorta, qui présente des niveaux de prix comparables à ceux du Champagne (110 millions de bouteilles vendues en 2009 pour 9,4 millions d’euros, soit 12 euros la bouteille, contre 293 millions de bouteilles vendues pour 3,7 milliards d’euros, soit 12,7 euros pour le Champagne) qui peut apparaître comme un véritable concurrent, même si sa production, assez exigeante, ne peut être augmentée rapidement. Cette réflexion concerne aussi les crémants français, qui ont paradoxalement plus progressé à l’export (+10% pour le crémant d’Alsace pendant les quatre premiers mois de 2010) qu’en France (ventes stables).
On le voit, l’enjeu est le positionnement de chacune de ces grandes appellations sur un marché dont on ne connaît pas les contours dans les années à venir. Selon les prévisions de SWR pour Vinexpo, le marché mondial des effervescents est des marchés du vin celui qui a le plus de perspectives, avec une progression estimée à 12% entre 2008 et 2012 contre 6% pour les vins tranquilles, pour des ventes totales estimées à 2,6 milliards de bouteilles en 2012. Cette estimation doit cependant être considérée avec précaution, le CIVC estimant que la production mondiale de vins effervescents était déjà de 3,4 milliards de bouteilles en 2007. La bataille pour le marché continuera donc sûrement d’avoir lieu.
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