Que lâesprit de RenĂ© le Bon, dernier comte de Provence, qui, au XVe siĂšcle, outre ses talents de poĂšte, peintre et musicien, gagna le surnom de
âroi vigneronâ, repose en paix ! De dignes successeurs prennent soin de sa terre calcaire et de ses vignes en coteaux. Au nord, la Durance, les chaĂźnes des CĂŽtes et de la TrĂ©varesse ; au sud, la Touloubre et les coteaux dâEguilles ; Ă lâouest, Salon-de-Provence ; Ă lâest, Aix-en-Provence ; lâensemble, maillĂ© de canaux, vit au rythme de lâimprĂ©visible mistral.
Ce terroir se singularise : il ne dĂ©pend pas de la lâAOC CĂŽtes-de-Provence, mais de celle, mĂ©connue, des Coteaux-dâAix-en-Provence. OĂč des vignerons atypiques produisent de grands crus, que lâon dĂ©couvre sous le label âvin issu de raisins de lâagriculture biologiqueâ. LâexpĂ©rience de la dĂ©gustation dĂ©clenchant Ă la fois Ă©tonnement et plaisir des papilles, deux questions sâimposent :
comment autant dâexplorations rĂ©ussies de la culture âbioâ se sont-elles rĂ©unies ?
Qui sont les hommes et les femmes Ă lâorigine de la mĂ©tamorphose des coteaux-dâaix ?
En suivant son instinct gustatif, une partie de la mythique RN7, puis un entrelacs de dĂ©partementales bordĂ©es de platanes, on se retrouve dans le village escarpĂ© de Jouques. Tout prĂšs, Ă La RĂ©altiĂšre, vit Peter Fischer, qui, les pieds bien plantĂ©s dans sa terre, a le regard qui porte au-delĂ des limites de sa belle demeure du XVIIe siĂšcle et de ses 24 ha de vignes cultivĂ©s en bio. Il dĂ©cide trĂšs tĂŽt de quitter son Allemagne natale pour Ă©tudier la viticulture dans la Napa Valley, en Californie. Ćnologue confirmĂ© Ă 25 ans, il officie en Bourgogne, puis lĂąche une carriĂšre prometteuse afin de mettre ses convictions Ă lâĂ©preuve : il ne peut y avoir de grand vin sans grands raisins et sans lâhomme Ă lâĂ©coute de la terre. âMa tĂȘte et mon Ăąme sont en bio, affirme-t-il. Mais pendant longtemps jâai rejetĂ© ce qualificatif alors que je nâai jamais utilisĂ© dâengrais ou de pesticides. Ce label mâagace parce que les gens ne savent pas ce quâil signifie : selon le cahier des charges, toute la partie culture est bio, mais en cave beaucoup de choses sont encore permises !â
LâĂ©tendard du bio pur et dur recouvre la dĂ©finition lambda â du coup, la mention âvin issu deâŠâ est relĂ©guĂ©e en minuscule sur les Ă©tiquettes. âIl ne faut rien corriger Ă la terre, et observer lâinfluence des micro-organismes, des insectes, des vers de terre, ne pas arroser, vendanger Ă la main⊠rester Ă lâĂ©coute de la vigne afin que mĂ»rissent de beaux raisins.â
Peter Fischer se rĂ©vĂšle intarissable sur lâart de la vinification, insistant sur lâidĂ©e que le vigneron ne doit pas cĂ©der Ă la tenÂtation de faire un vin parfait â la ârecetteâ serait trompeuse â, il se doit seulement dâĆuvrer Ă lâĂ©laboration dâun vin reprĂ©Âsentatif dâune terre vivante, de âcapter en bouteille le terroir dans son Ă©tat purâ. Une philosophie qui transparaĂźt dans le vin, et adoptĂ©e par les restaurateurs Ă©toilĂ©s ayant inscrit le nom RĂ©velette sur leur carte.
âLe sol est une boĂźte noire dâune complexitĂ© inouĂŻe quâon nâa pas fini de comprendreâ, assĂšne Philippe Pouchin, gĂ©rant de ChĂąteau Bas, Ă VernĂšgues. En reprenant lâexploitation de la propriĂ©tĂ©, en 1996, il se convainc, lui aussi, que le travail commence par lâobservation. âJâavais appris la viticulture conventionnelle ; jâai tout dĂ©sappris parce que je voulais savoir ce qui ne marchait pas : jâai dĂ©montĂ© lâhorloge, puis lâai remontĂ©e petit Ă petit.â Le constat : rompre avec les pratiques antĂ©rieures pour respecter la matiĂšre brute et⊠passer en bio ? âCâest un prĂ©requis, glisse-t-il avec un sourire indulgent, si lâon veut produire longtemps en pariant que les vins seront meilleursâ.
A ChĂąteau Bas la question du bio est dĂ©passĂ©e depuis belle lurette ; on rĂ©flĂ©chit et lâon intervient le moins possible, selon le principe taoĂŻste du âne rien faire et tout faireâ. âPlus il y a de biodiversitĂ©, plus le systĂšme est stable ; Ă nous dâĂȘtre garants de son bon fonctionnement. Câest la raison pour laquelle le travail du vin se fait dans la vigne.â La nuit sâavance tandis que Philippe Pouchin continue dâexpliquer sa vision de la viÂticulture. Lâhomme semble en osmose avec ses vignes : il nâa plus besoin de labourer pour quâelles sâenracinent loin dans la terre afin dây trouver les substances nutritives. Alors que le sol calcaire est trĂšs sec, il nâa pas besoin dâeau pour obtenir de beaux raisins, il pratique lâenherbement, une mĂ©thode qui consiste Ă semer certaines plantes entre les ceps, lesquelles crĂ©ent une irrigation naturelle et barrent la route aux maladies.
âSi la spore de mildiou arrive sur la vigne, elle trouve des haies, des herbes : elle tombe dans le Bronx, et ne rĂ©siste pas.â Sur le vignoble, Philippe Pouchin a tout lu, tout analysĂ©. Du reste, lâAgro de Paris lui a demandĂ© dâintervenir devant ses Ă©tudiants. Et maintenant ? âJe commence Ă faire du vinâ, rĂ©pond-il maÂlicieusement. Ce chercheur qui nâen finit pas de âdĂ©buterâ produit des vins Ă son image : hors du commun. DĂšs lors, rien de surprenant Ă ce que cette posture soit adoptĂ©e par une nouvelle gĂ©nĂ©ration de vignerons constituĂ©e de trentenaires diplĂŽmĂ©s, souvent formĂ©s dans dâautres rĂ©gions, voire dâautres pays.
Ainsi en est-il dans les 20 ha du ChĂąteau Paradis convertis en bio depuis trois ans, et oĂč François ÂTissot, le chef de cultures tombĂ© dans âle rĂȘve de faire du vinâ deÂpuis sa Lorraine natale, se rĂ©clame de la philosophie de Philippe Pouchin. âLa dĂ©marche environnementale a montrĂ© quâil fallait faire confiance au terroir, câest la seule façon dâobtenir des vins expressifs.â Le domaine trouve une rĂ©elle dynamique lorsquâun couple de Lillois Ă peine plus ĂągĂ©s que leur vigneron le rachĂšte en 2003 : restauration des bĂątiments, culture raisonnĂ©e, puis alternative, puis bio ; organisation de concerts, dâexpositions⊠Un immense travail qui prend son sens dans la poursuite de la qualitĂ©, de âlâĂ©motionâ que lâon doit retrouver dans le vin. Comme par hasard, une cuvĂ©e se pare dâune note de 95/100 attribuĂ©e par le pape de la critique, Robert Parker.
Depuis plus de dix ans, un Ă©lan similaire anime le vignoble de ChĂąteau Beaulieu qui a dĂ©diĂ© 22 ha baptisĂ©s Clos des 3 sources Ă la culture biologique. RĂ©habilitĂ© par un industriel tombĂ© amoureux du chĂąteau du XVIe siĂšcle entourĂ© de vignes, le domaine est conduit par la fille du propriĂ©taire, BĂ©rengĂšre GuĂ©nant, assistĂ©e de lâĆnologue Jean-Patrice Margnat. A peine 60 ans Ă eux deux. Lâune a hĂ©ritĂ© de la passion de son pĂšre et veille Ă la restauration du chĂąteau et de son parc en vue dây crĂ©er un lieu dĂ©diĂ© Ă lâĆnotourisme, tandis que lâautre arpente la vigne, se rĂ©jouissant de la prĂ©sence dâherbes, de papillons, de coccinelles⊠âEn cave, mon objectif est dâĂ©viter toute maltraitance du produit brut, de toucher les vins le moins possible.â Le leitmotiv est rĂ©affirmĂ©, câest la seule dĂ©marche pertinente pour offrir la rĂ©elle personnalitĂ© du vin au consommateur. Le Marseillais sâinquiĂšte nĂ©anmoins du changement climatique : âOn vendange de plus en plus tĂŽt : depuis 2003, le raisin se ramasse avec un mois dâavance.â
Quâen pense Gabriel, issu de la troisiĂšme gĂ©nĂ©ration des Tobias, qui, avec ses frĂšres, exploite les terres de La CadeniĂšre Ă proximitĂ© de la mer ? Le rĂ©chauffement le confronte Ă un dilemme : âLes vins deviennent trop alcoolisĂ©s, or on ne veut pas perdre les arĂŽmes en ramassant des raisins moins mĂ»rs.â Pour ce vigneron qui prend ses distances avec le mot âbioâ â âon lâa toujours Ă©tĂ© sans mĂȘme le savoir, on a toujours vu des herbes et des nids dâoiseaux dans les sarmentsâ â, la solution passe par lâadaptation. Ainsi, chez les Tobias, on vendange au chant du coq pour que les raisins sâimprĂšgnent de fraĂźcheur. Le domaine est lâexemple dâune conversion en culture biologique obtenue Ă la force du poignet, grĂące au grand-pĂšre alsacien qui, fuyant lâoccupation de sa rĂ©gion par lâAllemagne en 1940, a prĂ©fĂ©rĂ© dĂšs cette Ă©poque labourer le sol caillouteux du Midi et dĂ©Âposer des engrais organiques au pied des vignes.
L âun des piliers de la culture en bio rĂšgne Ă cinq minutes de Lambesc, qui, hormis de sâenorgueillir de son surnom de Versailles aixois au XVIIIe siĂšcle, ne compte pas moins de six domaines ou caves sur ses terres. Le Domaine des BĂ©ates bĂ©nĂ©ficie dâune situation gĂ©ologique exceptionnelle et a Ă©tĂ© cultivĂ© selon les mĂ©thodes biodynamiques par la famille Terrat dĂšs les annĂ©es 1980. Homme jovial, Pierre-François se moque un peu des âbobiosâ qui recherchent le fameux label sur lâĂ©tiquette â âCâest trop culturel, je prĂ©fĂšre âvin de terroirâââ, et sâimpatiente de voir arriver des normes strictes concernant la vinification. Pour lui aussi tout se fait dans sur des âsols vivantsâ, car âavec notre mĂ©thode si le raisin est joli, on ne peut pas faire de mauvais vinâ. âNotre richesse, câest de donner ; chaque millĂ©sime ressemble Ă une nouvelle naissanceâ. Il considĂšre avec sĂ©vĂ©ritĂ© les productions conventionnelles : âEn tuant les micro-organismes et en utilisant des engrais chimiques on extrait du vin de sols morts. On ne sait plus ce quâon boit, dâailleurs certains vins rĂ©putĂ©s ont toujours le mĂȘme goĂ»t.â On boit âune recetteâ, ponctuerait Peter Fischer.
Aux confins Est de lâappellation, surgit une histoire emblĂ©matique de ce parcours. Le jeune exploitant de La RĂ©altiĂšre, Pierre Michelland, raconte quâil se destinait Ă lâaquaculture en Bretagne ou en Nouvelle-CalĂ©donie, terre de son enfance, tout en venant parfois humer le vignoble paternel. Mais un jour de lâannĂ©e 2002, sa vie bascule : son pĂšre dĂ©cĂšde des suites dâun accident de tracteur. Le jeune homme, qui se sent âpaysan dans lâĂąmeâ, se met âen rage pour travailler comme un fouâ dans le vignoble â certifiĂ© en agriculture biologique lâannĂ©e prĂ©cĂ©dente. Autour de lui se lĂšve alors une armĂ©e dâhommes et de femmes qui envahissent ses vignes : âIls Ă©taient partout ; en une journĂ©e, ils ont abattu deux mois de travail.â Cette solidaritĂ© extraordinaire a donnĂ© plus que des bĂ©nĂ©fices humains : Pierre Michelland, qui accompagne sa vigne en âsuivant le rythme de la vie de la terreâ, nâarrose jamais, travaille Ă la main avec âbeaucoup dâaffectif et dâĂ©motionâ, produit Ă 400 mĂštres dâaltitude des vins auxquels des critiques attribuent volontiers leur âcoup de cĆurâ.
Lui et ses compagnons des coteaux se sont attelĂ©s Ă la rĂ©alisation dâun rĂȘve, aboutissement de leur art : obtenir des vins ânatureâ, âpursâ, sans aucune adjonction ou manipulation, nĂ©s de la seule mais constante attention de lâhomme, riches des arĂŽmes et des goĂ»ts dâune terre libĂ©rĂ©e.
Elisa B.
http://www.lemonde.fr/voyage/article/20 ... _3546.html