.Jean Saric : "Tout le monde n'est pas Ă©gal face au vin et Ă l'alcool"Chirurgien spĂ©cialiste du foie, professeur dâUniversitĂ© et vigneron en Bordelais, Jean Saric suit depuis longtemps le dĂ©bat entre amateurs de vin et autoritĂ©s sanitaires. Il explore ici le sujet avec un Ćil pertinent.La Revue du vin de France : Vous dĂ©butez cet entretien en servant votre ChĂąteau Turon La Croix dans les millĂ©simes 2000 et 2012. Pourquoi ce choix ?
Jean Saric : Je les avais sous la main ! Plus sĂ©rieusement, je ne garde que les meilleurs millĂ©simes et je trouvais intĂ©ressant de tenter un grand Ă©cart entre ces deux belles annĂ©es en Bordelais. Aujourdâhui, jâĂ©lĂšve mon bordeaux sans bois, je lâaime mieux ainsi et câest plus facile Ă maĂźtriser. Antonin, le fils de ma femme Barbara, expĂ©rimente le bio dans notre vigne, avec pragmatisme.
La RVF : Vous ĂȘtes vigneron, mais aussi chirurgien et professeur dâuniversitĂ©, spĂ©cialiste du foie. Le vin est-il un alcool comme les autres ?
Jean Saric : On peut rĂ©pondre que oui, comme lâaffirme la ministre de la SantĂ© AgnĂšs Buzyn. Le vin est un alcool comme les autres car il est aussi toxique que les autres. La molĂ©cule dâalcool dans un grand vin, dans de la biĂšre ou de la vodka est la mĂȘme. Dans tous les cas, câest la dose dâalcool prise qui fait la toxicitĂ©. En revanche, le vin possĂšde des particularitĂ©s. Par exemple, le comportement alimentaire de celui ou celle qui boit du vin Ă table influe beaucoup sur sa toxicitĂ©.
La RVF : Pouvez-vous développer ?
Jean Saric : Lâaccompagnement de la boisson fait une grande diffĂ©rence. Or, en France, on boit le plus souvent le vin Ă table, contrairement Ă dâautres alcools. Surtout, la qualitĂ© de ce quâon mange en mĂȘme temps est un facteur trĂšs important : les lĂ©gumes, lâhuile dâolive, les poissons, les viandes plutĂŽt braisĂ©es que grillĂ©es au barbecue, tous ces Ă©lĂ©ments proches du rĂ©gime crĂ©tois permettent dâaugmenter les doses dâalcool sans aggraver au mĂȘme rythme la toxicitĂ©, câest dĂ©montrĂ© scientifiquement. On ne peut pas se contenter de dire : "Lâalcool est toxique".
La RVF : Justement, oĂč en est la mĂ©decine en ce qui concerne lâĂ©tude des paramĂštres de toxicitĂ© de lâalcool ?
Jean Saric : Ne parlons pas dĂšs le dĂ©but des risques pour autrui, commençons par la toxicitĂ© Ă soi-mĂȘme. Plusieurs paramĂštres sont dĂ©cisifs : la dose dâalcool absorbĂ©e, indĂ©pendante du produit choisi (vin, biĂšre, alcools forts), les conditions et la durĂ©e dâabsorption de cette dose.
La RVF : Les individus sont-ils Ă©gaux face Ă lâalcool ?
Jean Saric : En aucun cas. Les facteurs gĂ©nĂ©tiques sont dĂ©terminants. Certains bĂ©nĂ©ficient dâune protection, dâautres sont exposĂ©s Ă une toxicitĂ© majeure. Câest ainsi, personne nây peut rien et il nous faut faire avec. Câest comme le soleil et les cancers de la peau. Un homme ou une femme Ă la carnation brune aura moins de chance de dĂ©velopper un mĂ©lanome en sâexposant au mĂȘme soleil quâune rousse ou quâun blond.
La RVF : Justement, que nous explique la gĂ©nĂ©tique Ă propos de la prise dâalcool, et donc de vin ?
Jean Saric : Notre patrimoine gĂ©nĂ©tique dĂ©cide pour partie de la gravitĂ© de nos prises dâalcool. Le plaisir que nous prenons ou pas dans la prise dâalcool, les mĂ©canismes de la dĂ©pendance, les mĂ©canismes de lâinstallation du gras dans le foie, le degrĂ© dâinflammation associĂ©, les phĂ©nomĂšnes de cicatrisation et de rĂ©gĂ©nĂ©ration qui conduisent Ă la cirrhose et Ă son Ă©ventuelle cancĂ©risation varient selon les individus. Autre intervenant, notre microbiote, câest-Ă -dire lâensemble des bactĂ©ries vivant dans notre tube digestif, est plus ou moins protecteur. Tous ces facteurs de toxicitĂ© ne sont pas maĂźtrisables. Câest dâautant plus dĂ©terminant quâil est impossible de savoir si nous bĂ©nĂ©ficions ou non dâune gĂ©nĂ©tique favorable Ă une consommation excessive sans risques.
La RVF : Quels sont les facteurs de toxicitĂ© maĂźtrisables par lâhomme ?
Jean Saric : Ă cĂŽtĂ© des facteurs gĂ©nĂ©tiques incontournables, il existe en effet des cofacteurs de la toxicitĂ© de lâalcool. En voici une rapide liste : le volume dâalcool absorbĂ© ; la date de dĂ©but des excĂšs (il faut vingt Ă trente ans pour dĂ©velopper une cirrhose) ; la rĂ©gularitĂ© ou pas des excĂšs et surtout la modĂ©ration lorsque lâon boit chaque jour depuis toujours sont dĂ©terminants. Le respect des pĂ©riodes de âvacances hĂ©patiquesâ Ă©galement : qui commet un excĂšs le week-end et ne boit que de lâeau la semaine suivante subira moins d'effets nocifs. Il faut savoir remplacer la prise dâalcool fort par du vin. Pratiquer une activitĂ© physique quotidienne, Ă©viter de prendre du poids, surtout au niveau de la ceinture abdominale, boire toujours en mangeant et jamais Ă jeun, ne pas boire pour oublier ses problĂšmes et augmenter son estime de soi mais pour le plaisir sont dĂ©terminants. Enfin, ne pas fumer : alcool et tabac sont des co-carcinogĂšnes rĂ©ciproques.
La RVF : La liste est longue, est-ce tout docteur ?
Jean Saric : Non, tout individu lucide doit aussi connaĂźtre et tenir compte de ses antĂ©cĂ©dents hĂ©patiques. Les maladies gĂ©nĂ©tiques du foie, les contaminations virales B ou C sont des obstacles Ă la prise dâalcool. Tous ces Ă©lĂ©ments sont maĂźtrisables ; en tenir compte permet des pratiques excessives et hĂ©donistes sans danger ou, Ă lâinverse, nous pousse Ă des restrictions adaptĂ©es Ă nos risques personnels.
La RVF : Un amateur qui boit du vin tous les jours doit-il consulter son médecin ?
Jean Saric : DĂ©cider de connaĂźtre lâĂ©tat de son foie est une bonne dĂ©marche. Le foie Ă©tant âsilencieuxâ pendant lâinstallation dâune pathologie grave, ne tenir compte que de ses sensations est trompeur. Le dosage des gamma-GT et des transaminases est indicatif, mais peut ĂȘtre pris en dĂ©faut. En revanche, lâĂ©chographie mesure le gras du foie, premiĂšre Ă©tape de son altĂ©ration. Ensuite, des tests biologiques Ă©valuent lâinflammation et la duretĂ© du foie (câest la cirrhose). Cette duretĂ© est aussi mesurable par des mĂ©thodes radiologiques (examen FibroScan). Si vous ĂȘtes inquiet, demandez lâavis de votre mĂ©decin traitant, il choisira les examens adaptĂ©s Ă votre cas. Plusieurs dâentre eux sont remboursĂ©s par la SĂ©curitĂ© sociale.
La RVF : Quelles conclusions tirer de ces examens ?
Jean Saric : Un individu connaissant ses pratiques de boisson et lâĂ©tat de son foie grĂące Ă ces examens a plusieurs options : si le foie est parfait, continuer Ă boire est possible. Foie avec stĂ©atose (câest le gras dans le foie) et hĂ©patite associĂ©e : mieux vaut diminuer ou arrĂȘter. Cet Ă©tat est totalement rĂ©versible. Foie dĂ©jĂ cirrhotique : arrĂȘter permet dâĂ©viter lâaggravation de cette cirrhose, et mĂȘme de diminuer les risques de sa cancĂ©risation qui peut ĂȘtre mortelle.
La RVF : Si le vin est bien de lâalcool, peut-on dire quâil se distingue des autres alcools sur le plan de la santĂ© ?
Jean Saric : Le vin est sans doute la boisson alcoolisĂ©e qui permet le mieux de respecter les paramĂštres protecteurs que nous venons dâĂ©numĂ©rer. Quand on pose une bouteille de vin sur une table, on ne recherche pas une alcoolisation excessive. On parle dâune rĂ©gion, de lâhistoire dâune civilisation, dâun lieu de vie, dâun terroir, dâune vinification, dâun vigneron dans une rencontre amicale, amoureuse, intellectuelle ou festive, dans une culture de la qualitĂ© de lâalimentation. Les zones de vignobles sont des zones de culture et de civilisations. Et toute civilisation sait quâil faut des pratiques partagĂ©es, mĂȘmes imparfaites, pour que le vivre ensemble fonctionne au mieux. Le vin et ses excĂšs possibles en font partie.
La RVF : En attendant, lâAssociation nationale de prĂ©vention en alcoologie et addictologie (Anpaa) et le ministĂšre de la SantĂ© assurent que lâalcool fait 50â000 morts par an. Ce chiffre est-il crĂ©dible ?
Jean Saric : La mortalitĂ© liĂ©e Ă lâalcool est une Ă©vidence indiscutable, mais il est difficile dâen connaĂźtre les chiffres exacts : 12â000 morts selon lâInstitut national de la santĂ© et de la recherche mĂ©dicale en 2009, 18â000 morts dans un rapport de lâOrdre des mĂ©decins publiĂ© en 2018, 50â000 dĂ©cĂšs annuels dans les communications officielles actuelles. Il est difficile de connaĂźtre les modalitĂ©s de calcul et lâexhaustivitĂ© des bases de donnĂ©es consultĂ©es. Il est encore plus dĂ©licat de prĂ©ciser cette mortalitĂ© en fonction des cofacteurs liĂ©s au tabac, Ă la mauvaise alimentation et au surpoids, de ventiler cette mortalitĂ© par tranche dâĂąge (ce nâest pas la mĂȘme chose de mourir de lâalcool Ă 25 ans ou Ă 90 ans), de la prĂ©ciser par sexe, en fonction des types dâalcoolisation et des types dâalcool absorbĂ©s (vin, biĂšre, etc.), pathologie par pathologie. Enfin, il serait intĂ©ressant de croiser toutes ces donnĂ©es pour crĂ©er un outil de prĂ©vention plus fin et moins caricatural que la communication actuelle qui consiste Ă agiter la peur de la mort et la peur du cancer.
La RVF : Faut-il en finir avec la loi Ăvin ?
Jean Saric : Comme toute consommation, celle de lâalcool est rĂ©gie par un Ă©quilibre entre lâoffre (cible de la loi Ăvin) et la demande. La publicitĂ© censurĂ©e par la loi Ăvin nâest pas un facteur prĂ©pondĂ©rant de la prise dâalcool. La hausse de consommation des drogues âillicitesâ, cocaĂŻne, hĂ©roĂŻne ou cannabis et celle des psychotropes se passe de toute publicitĂ©. Toutefois, attaquer la loi Ăvin dessert Ă mon avis la dĂ©fense du vin. Cette querelle manichĂ©enne permet aux adversaires du vin de taxer les opposants Ă la loi Ăvin de mĂ©chants alcooliers soucieux de leur seul chiffre dâaffaires.
La RVF : Que propose le mĂ©decin que vous ĂȘtes ?
Jean Saric : Comme nos instances de santĂ© publique, jâai le souci de celle de nos concitoyens. Je choisis une autre voie, celle de la demande. Je plaide pour une pratique hĂ©doniste, informĂ©e, responsable et adaptĂ©e Ă chacun. Prenons un exemple : la âmalbouffeâ est responsable de nombreuses pathologies. Pour y remĂ©dier, le bon sens nous souffle quâil serait idiot de supprimer toute alimentation, mais quâil faut plutĂŽt promouvoir le âbien mangerâ. Eh bien, appliquons le mĂȘme raisonnement vis-Ă -vis de lâalcool : sâil est toxique, et câest une certitude, avant de vouloir limiter ou supprimer sa consommation, mieux vaut rĂ©flĂ©chir au âbien boireâ et Ă ses rĂšgles diĂ©tĂ©tiques.
La RVF : Que pensez-vous des conseils de modération ?
Jean Saric : Lâalcool est Ă la fois un plaisir, un remĂšde et une maladie. Le vin coche ces trois cases. Les messages nĂ©cessaires de modĂ©ration sâadressant de façon univoque Ă tous sont empreints de bonnes intentions mais simplistes, loin des multiples façons et raisons de boire. Ă chaque situation personnelle, Ă chaque moment de la vie, le conseil doit ĂȘtre adaptĂ© aux raisons de boire de chacun, quâelles soient conviviales, Ă effets thĂ©rapeutiques ou soumises Ă la dĂ©pendance toxique. Ce conseil devrait ĂȘtre plus prĂ©cis : certains peuvent continuer Ă boire sans risque, certains doivent se modĂ©rer et dâautres doivent arrĂȘter complĂštement. Et pour plaisanter (Ă peine), certains devraient sây mettre et aimer la vie dans tous ses aspects. Ă chaque mĂ©decin de dire le bon choix Ă son patient, tout en sachant que les conseils ne sont Ă©coutĂ©s que par ceux qui veulent bien les solliciter, les entendre et les appliquer.
La RVF : Vous allez probablement susciter des rĂ©actions en dĂ©veloppant certaines de vos thĂšsesâŠ
Jean Saric : Jâaime bien parler des droits et des devoirs du buveur excessif : chacun a le droit de boire de façon excessive sâil sait quâil va en mourir et quâil sâen fiche. Mais attention : si je bois trop, je ne dois en aucun cas nuire Ă autrui. Je ne dois donc pas prendre le volant, je nâai bien sĂ»r pas le droit dâĂ©craser un enfant ni de blesser quiconque ; si je suis une femme enceinte, je ne dois pas faire souffrir mon fĆtus, je dois aussi rĂ©flĂ©chir aux consĂ©quences de mon comportement sur lâĂ©volution des dĂ©penses de santĂ© publique. Ă titre personnel, je suis encore plus intransigeant sur ces devoirs que les autoritĂ©s. Par exemple, au volant, je plaide pour zĂ©ro alcool absolu.
La RVF : Faut-il remettre en question la notion dâexcĂšs ?
Jean Saric : Je nâaime pas la modĂ©ration : la notion de moyenne, câest la mĂ©diocritĂ©. Et la vie, ce nâest pas la modĂ©ration. Essayez de dire Ă votre femme que vous lâaimez modĂ©rĂ©ment : vous serez vite privĂ© de dessert. On peut ĂȘtre excessif dans la vie, sâenthousiasmer pour une musique, apprĂ©cier une corrida, picoler avec des copains lors de la fĂȘte du village. Ces bacchanales sont nĂ©cessaires dans la sociĂ©tĂ©. Si on les supprime, que va-t-il se passer ? Je plaide pour lâhĂ©donisme, la responsabilitĂ© et lâinformation. Va-t-on demain empĂȘcher les amateurs de deltaplane de se lancer dans les airs parce quâils risquent de se âcrasherâ ? Ce quâon leur demande, câest de ne blesser personne. Nâoublions pas enfin que la prise de risque est nĂ©cessaire, en particulier chez les adolescents.
JEAN SARICNĂ© le : 19 octobre 1947, Ă Talence, en Gironde.
Profession : médecin, spécialiste en chirurgie du foie, professeur à la faculté de médecine et ancien chirurgien chef de service au CHU de Bordeaux. Fondateur de la chirurgie hépatique et de la transplantation hépatique au CHU de Bordeaux. Propriétaire du chùteau Turon La Croix, à Lugasson (Entre-deux-Mers), à 45 km de Bordeaux.
Signe particulier : admirateur de Montaigne. Il compte organiser, avec la Cité du Vin de Bordeaux, les Assises du vin et de la santé.
Les vins qui lâont marquĂ© : le blanc sec minĂ©ral du domaine Herri Mina de Jean-Claude Berrouet (IroulĂ©guy). En rouge, le chĂąteau Cascadais de Philippe Courrian, MĂ©docain exilĂ© dans une magnifique vallĂ©e des CorbiĂšres.
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