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Le Point.fr : Que représente cette troisième étoile Michelin ?
Arnaud Lallement : Du bonheur. Que du bonheur. Ça provoque une telle émotion au coeur. Décrocher les trois étoiles, c'est un rêve de gosse !
À qui avez-vous pensé en premier ?
À papa, évidemment (Jean-Pierre, le père d'Arnaud Lallement, est mort en 2002, NDLR). C'est la seule personne avec qui je ne pourrai pas fêter cette troisième étoile. J'aurais tellement aimé qu'il soit là pour que je puisse partager ce moment de joie avec lui. J'aurais voulu pouvoir lui dire : merci !
Sans votre père, vous n'auriez jamais pu décrocher ces trois étoiles...
C'est lui qui a lancé il y a 38 ans l'aventure à Châlons-sur-Vesle en 1976 et l'a poursuivie en montant L'Assiette champenoise ici à Tinqueux en 1986. Je dois tout à papa. Il n'était parti de rien, il serait fier de voir où j'en suis aujourd'hui. J'ai eu la même volonté que lui en voulant faire avancer cette maison pour les convives, les équipes, les artisans. Il m'a transmis le mental pour me battre chaque jour dans la vie, m'a appris à manger et m'a donné la passion pour les produits. Quand on dégustait une côte de boeuf chez nous, il avait ce souci qu'elle soit de la meilleure qualité possible, bien maturée, bien colorée à la cuisson, bien assaisonnée .
D'où votre devise "Manger vrai !"...
Avec papa, j'ai passé ma vie à manger vrai ! C'est ce que je m'efforce de transmettre à mes hôtes. Le cuisinier et sa technique doivent s'effacer devant le produit pour sublimer son goût et ses saveurs.
Vous avez baigné dans le monde de la gastronomie depuis votre naissance...
Je suis un fils de restaurateur et un enfant des guides. J'ai passé ma vie avec ça. Mon père, qui a eu une étoile en 1977, vivait chaque année le stress de la sortie du Michelin et de la visite des inspecteurs du guide. Ça lui permettait de garder une pression permanente.
Enfant, vous étiez donc biberonné au Michelin...
C'était mon livre de chevet. À 5 ans, je connaissais déjà par coeur le nom des trois étoiles. Nous étions à la fin des années 1970 et il y avait quinze chefs qui avaient trois macarons. Le Michelin représente tellement à mes yeux. À L'Assiette champenoise, je possède la collection complète du guide depuis le premier en 1900.
Devenir cuisinier, était-ce votre vocation ?
Je ne me suis jamais posé la question de faire autre chose. Ça a toujours été ma volonté depuis que je savais marcher. Quand j'étais avec papa, il y avait les artisans qui venaient lui livrer de sublimes produits, ces merveilleuses odeurs qui montaient des casseroles. Cuisinier, c'est un métier où il faut sans cesse se renouveler, sans cesse se remettre en cause, c'est ce qui me plaît. Je suis un restaurateur qui habite au-dessus de sa cuisine. Quand je descends de mon appartement, je n'ai pas la sensation de venir au travail, j'ai juste l'impression d'exercer la plus belle des passions. Chaque jour, je suis à 8 heures aux fourneaux et je file me coucher à 2 heures du matin après avoir salué mes derniers convives.
Quel a été le premier plat où vous avez eu une émotion ?
Le homard bleu aux pommes de terre. Ça reste un souvenir extraordinaire de Bretagne. J'étais dans le Finistère avec papa sur un bateau en 1978. Nous revenions de la pêche, et son ami pêcheur nous a invités à déjeuner chez lui à Audierne en plein milieu de l'après-midi. C'était totalement improbable. Sa femme nous a préparé dans une grosse marmite un homard et des pommes de terre accompagnés d'une sauce à la crème avec une pointe d'échalote, de paprika et de sauternes. Cet instant de partage fut un choc hallucinant pour mes papilles ! En rentrant en Champagne, papa a réinterprété cette recette pour la mettre rapidement au menu. Ce plat signature est resté longtemps à la carte, puis il l'a enlevé, avant de le faire réapparaître, pour finalement le retirer. En 2009, en veillant à conserver les mêmes ingrédients, j'ai revisité ce grand classique de papa. Je suis incapable d'en expliquer l'évolution. J'ai juste laissé mon coeur et mes sentiments me guider pour essayer d'y restituer son âme. J'ai pris la décision qu'il resterait éternellement à la carte pour rendre hommage à papa. C'est une fibre qui nous relie, lui et moi.
Vous avez travaillé ensemble à L'Assiette champenoise...
Papa avait obtenu son étoile en 1977, il l'avait perdue en 1994. Je suis revenu en 1997 à Tinqueux avec pour objectif qu'on la récupère en faisant équipe tous les deux. Nous l'avons décrochée en 2001.
Et maintenant, ce sont les trois étoiles qui tombent treize ans plus tard en 2014...
Il faut croire que le chiffre 13 est un porte-bonheur ! Il a fallu 13 ans entre la première et la troisième étoile. Ce troisième macaron s'est concrétisé pendant les visites des inspecteurs du guide Michelin en 2013. J'ai été élu "Cuisinier de l'année" 2014 par le Gault & Millau en octobre 2013. Je suis amoureux du 13 !
Comment définiriez-vous votre cuisine ?
Elle est à la fois contemporaine, sobre, gourmande, droite, pure et sur le fil de l'acidité. Derrière chaque plat, j'essaie toujours de raconter l'histoire d'un éleveur, d'un maraîcher, d'un pêcheur. La France, c'est un grand potager et un grand aquarium dans une belle ferme et dans un bel océan.
Et votre philosophie dans l'assiette ?
De beaux produits, de bonnes cuissons et de bons assaisonnements. Je prends garde à ne pas noyer la saveur principale, même si j'en apporte d'autres par petites touches avec une certaine complexité dans l'accord. Depuis deux ans, j'accompagne en permanence chacune de mes créations d'une petite saucière servie à part. J'en ai fait ma marque de fabrique. Le convive ne résiste pas à l'envie d'y retourner en trempant un morceau de pain dedans ou en en reprenant une cuillère pour la verser sur son plat. C'est magique de voir l'émotion dans les yeux d'un hôte. La cuisine est un acte d'amour !
Quelles sont vos spécialités ?
Le homard bleu aux pommes de terre dont je vous ai parlé auparavant ; le foie gras de Champagne aux coteaux champenois ; la langoustine royale nage réduite ; la saint-jacques de plongée, céleri ; le saint-pierre de petit bateau, navet confit, Noilly Prat ; le ris de veau, oignon grelot ; la poularde cour d'Armoise ; le canard de Pierre Duplantier, radis noir ; le chocolat ; la pomme ; la poire.
Quel est le plus beau compliment que vous ait fait un convive ?
"Il faut que je revienne très vite avec mes amis pour leur fait découvrir votre restaurant." Je veux être une maison d'aujourd'hui : une maison festive, une maison de partage, une maison de famille.
La famille, c'est quelque chose d'important pour vous...
Sans les trois femmes de ma vie, je n'aurais jamais pu en arriver là aujourd'hui. Ma mère, Colette, qui était là dès le premier jour, est la garante de l'âme de la maison ; ma femme, Magali, s'occupe d'accueillir les convives ; et ma soeur, Mélanie, veille à toute la vie dans l'établissement.
Vos convives devront encore légèrement patienter pour goûter la cuisine de L'Assiette champenoise en mode trois étoiles...
Nous sommes fermés comme chaque année pour les vacances de février-mars. Nous rouvrirons le vendredi 7 mars au dîner. Nous voulons rester accessibles à tous ceux qui souhaiteront venir chez nous. Si cette maison s'apprête à fêter ses 40 ans en 2016, c'est grâce à la Champagne, à ce produit célébré dans le monde entier et à ses habitants. Je ne veux pas oublier mes racines, je suis 100 % champenois. J'ai connu les parents qui mangeaient chez nous, puis leurs enfants et maintenant leurs petits-enfants ! Ils ont tout vécu : la prise de l'étoile, la perte de l'étoile, l'étoile récupérée, la deuxième étoile, et désormais la troisième étoile. Ils nous sont restés fidèles dans les hauts comme dans les bas que nous avons traversés, et ça, nous ne l'oublierons jamais. Il y aura toujours une table pour eux.
Est-ce la pression d'avoir trois étoiles ?
La pression, nous l'avons dès lors que nous accueillons un convive, parce que nous voulons qu'il reparte de chez nous en étant le plus heureux possible.
Que faut-il faire pour conserver cette troisième étoile ?
Moi, je ne sais pas. C'est simplement mon premier jour que je vis avec. Il faut demander à Paul Bocuse qui l'a depuis 1965. Il doit bien avoir la recette !