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[Jean-Pierre NIEUDAN]

La boisson à bulles a eu plusieurs vies, endossant chaque fois une nouvelle identité. Une analyse parue dans Phébé, la veille d'idées internationale du « Point ».

Le caractère convivial que l'on attache au champagne n'a jamais été aussi fort qu'aujourd'hui. Le consommateur de champagne savoure ses bulles, mais pas seulement. Il boit surtout un instant de célébration – triste comme joyeux –, il boit avec d'autres, au milieu d'autres. Aujourd'hui, la promesse du champagne est celle d'un instant de convivialité, un instant où le collectif se forme, infiniment et solidement, à chaque bouteille débouchée. Cependant, les siècles précédents conféraient à ce produit un caractère et un imaginaire bien différents. Joonas Rokka démontre qu'à chaque période passée de l'histoire du champagne s'y associe un mythe donné.

Le champagne voit le jour au XVIe siècle dans une région a priori peu propice à la production d'un vin de qualité. Il est alors principalement une source de revenus pour les moines bénédictins qui le produisent, mais son goût comme son odeur sont alors très éloignés de ceux qu'on lui connaît aujourd'hui.

Progressivement, la médiocrité du produit laisse place à des pratiques de production innovantes et à l'acquisition d'un véritable savoir-faire. Les améliorations apportées à la qualité du vin sont si importantes qu'elles offrent une renommée viticole précoce à la région. Les moines contribuent également au développement de la « méthode champenoise », une pratique locale de vinification qui, plus tard, participera de la définition même du champagne. Ils acquièrent peu à peu des compétences œnologiques et, grâce à leur implication dans le commerce du vin, étoffent encore davantage ce terreau culturel mythique qui façonne l'imaginaire collectif de l'élixir.

Rapidement, les familles productrices de laine – Moët, Ruinart, Clicquot et Pommery – s'aperçoivent de la richesse et du potentiel du champagne et abandonnent leur activité pour se consacrer exclusivement à la production de ce vin. En un siècle, le mythe des origines du champagne s'est construit. La qualité et le succès naissant du produit créent un attachement à son histoire, que ses promoteurs s'appliquent à transmettre. Reste que son origine précise est difficile à saisir : elle pourrait en fait être attribuée à plusieurs monastères. Le flou nourrit le mythe des origines.

Plus tard, le succès du champagne dépendra des goûts et des choix de Louis XIV, qui le goûtera pour la première fois au sein de la cathédrale de Reims, à l'âge de 16 ans, et décidera de l'introduire à la cour. La consommation de ce vin, réservée au milieu aristocratique, devient indissociable des excès et des privilèges. L'apparition du champagne à la cour fait naître un nouveau mythe constitutif de son identité, celui de l'opulence.

L'histoire du champagne continue à s'écrire au fil des siècles, le mythe qui lui est associé changeant à nouveau de visage. Sous la Révolution, les liens entre champagne et aristocratie sont coupés, et le champagne devient comme l'âme de la République, symbole de l'identité nationale et non plus de l'aristocratie. C'est le mythe de la nation.

Les valeurs et l'imaginaire attachés au champagne évoluent encore, les pratiques de production et de commercialisation également. Louis XV décide d'autoriser la vente du champagne en bouteilles de verre et non plus en tonneaux de bois : c'est le premier cas dans le commerce du vin, confirmant que le champagne est un vin à part. L'évolution du conditionnement du produit a un impact direct sur sa nature puisque les bouteilles de verre conservent le gaz là où le bois laissait les bulles s'échapper.

Plus tard, la définition du champagne tel que nous le connaissons aujourd'hui va se préciser. Au début du XXe siècle, il devient un produit d'appellation d'origine contrôlée pour contrer la concurrence de faux vins de Champagne. L'industrialisation de l'Europe et le développement des transports permettront l'essor massif du champagne au début du XXe siècle et l'apparition d'un nouveau mythe, celui de la modernité.

Aujourd'hui, dans un contexte de consommation de masse, les producteurs, marketeurs et publicitaires contribuent à associer de nouvelles valeurs à ce produit. Le consommateur lui ajoute des teintes originales, mais dont la visée est toujours une expérience de consommation collective. Le champagne célèbre ainsi les bons moments ou transcende les instants les plus tragiques, à l'image de la Seconde Guerre mondiale ou des attentats de Paris. Le champagne est donc devenu un médiateur social et émotionnel qui rassemble – c'est le mythe de la convivialité. Quel mythe lui succédera  ? La question reste entière…

Par Kristell Blache-Comte
Chercheuse en anthropologie sociale

Source : https://www.lepoint.fr/phebe/phebe-la-m ... 0_3590.php

[Thierry Debaisieux]

Merci, Jean-Pierre, pour ce lien.
Tu te doutes bien que j'ai lu immédiatement l'article quand j'ai découvert son titre

Bonne journée,